lundi 11 février 2019

Le mur dans le ruisseau de la Brasserie, à Hull


Ce billet a une suite et tire son origine d'un précédent. Autre suite, billet du 14 juillet 2019.


Fig. 1a. - Partie nord de l'Île-de-Hull en 1925. Ressources naturelles Canada, Photothèque nationale de l'air, photo HA67, no 60, 4 nov. 1925 (détail).
Légende. - En haut : ruisseau de la Brasserie ; ligne blanche : mur ou quai (voit texte) ; IN : site de l'Imprimerie nationale, construite en 1949-1956 ; SC : boulevard Sacré-Cœur ; U5 : ancienne carrière*. Est-ce l'une de celles appartenant à l'échevin H. Dupuis, selon Cinq-Mars (1908 ; voir texte) ? D'autres peuvent se deviner plus à l'est de celle-ci. À droite : cour à bois de la Gilmour et Hughson (voir fig. 3).
* U5 : selon les codes des cartes des carrières à Hull que j'ai confectionnées. Voir le billet du 9 sept. 2015, «Calcaires hullois : des cartes et des lacunes».


Résumé

Résolution d'une énigme : qu'est-ce que ce mur abandonné qui court dans le ruisseau de la Brasserie, à Hull (Gatineau) ? Voir le billet du 19 nov. 2015 : « Ruisseau de la Brasserie : recyclage d'anciennes structures »
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Dans un ancien billet (19 nov. 2015), je m'étais interrogé sur la nature et l'origine de l'espèce de mur ou de jetée, long de 500 m, dont les vestiges se devinent dans le ruisseau de la Brasserie, au nord de l'Île-de-Hull. La rive, sous le remblais de l'autoroute 5, broussailleuse et marécageuse, encombrée de blocs et de déchets, n'est pas praticable. Je ne possède pas de canot pour aller voir sur place ; l'hiver, la glace permet de s'approcher du mur, mais le recouvre en même temps ; ceci, joint à la couche de neige, rend inutile de tenter une expédition (je l'ai déjà fait, sans rien voir).

Il m'a quand même été possible de constater, à partir de vues prises dans Google Earth, qu'il s'agissait d'une sorte de mur de pierre. La végétation a envahi les segments qui émergent de l'eau (voir photos plus bas.) Des photos aériennes montrent que la structure existait déjà en 1925 (photo 1a,b). La scierie de la Gilmour et Hughson (fig. 3 ; voir aussi ce lien) occupait le terrain à l'est du quartier, à la confluence du ruisseau de la Brasserie avec l'Outaouais. Avait-elle un lien avec cette structure ? C'est ce que j'ai d'abord cru. Je me trompais.

La réponse est venue de l'opuscule publié en 1908 par Cinq-Mars, pompeusement intitulé Hull, son origine, ses progrès, son avenir. Je connaissais déjà ce document, j'y revenais pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec le mur. Et, comme il arrive souvent, cherchant une chose, on en trouve une autre. 

L'Île-de-Hull étant urbanisée dans sa partie sud, l'échevin Hormidas Dupuis avait acheté des terrains au nord de l'île pour les diviser en lots à bâtir. Dupuisville, c'est ainsi qu'on la surnommait, allait voir le jour, le plan des rues avait déjà été tracé, leurs noms trouvés (fig. 2). M. Dupuis exploitait également des carrières de pierre sur ses terrains. En l'absence de plus ample information, je présume qu'il s'agissait des carrières anonymes que j'ai déjà repérées sur d'anciennes cartes et photos aériennes (U5 sur la fig. 1a ; voir le billet du 9 sept. 2015.)
* Hormidas Dupuis. - Échevin de 1896 à 1902, et de 1905 à 1912, maire de Hull de 1912 à 1914.
http://craoutaouais.ca/repertoire/Web/Dupui-Hor.html

Dupuisville, je le précise tout de suite, n'a jamais vu le jour. Le projet, pourtant, ne manquait pas d'ambition puisqu'il prévoyait l'implantation d'une usine sur la rive du ruisseau. 

M. Dupuis avait cédé une bande de terrain - la rive du ruisseau de la Brasserie - à l'Industrial Development Co. L'entreprise comptait fabriquer de l'alcool de bois et d'autres acides à partir des déchets et bran de scie des scieries de la région (Booth, Eddy, Edwards, et Gilmours et Hughson). Ces résidus, qui étaient alors tout bonnement jetés à la rivière, ne seraient plus perdus. L'usine devait être la première de son genre au Canada. Antoine Gobeil, sous-ministre des travaux publics, en était le président. Des pavillons modernes seraient érigés pour loger les ouvriers.

Déjà, M. Dupuis avait fait construire au milieu de la « crique Brewery » (le ruisseau de la Brasserie) « un quai de pierre d'une longueur de plusieurs arpents, et tout le bran de scie des scieries Gilmour et Hughson est jeté entre ce quai et la rive ouest [sic : rive sud] qui formait un marais de 36 acres carrés. Les travaux de remplissage, commencés il y a trois ans [le texte date de 1908], sont fort avancés, et dans une couple d'années, cette ancienne grenouillière sera transformée en un terrain solide sur lequel s'élèveront de nombreux édifices (Cinq-Mars, p.167). »

On ne faisait pas de longues études d'impacts environnementaux à l'époque. Tant pis pour les grenouilles !

J'ignore la suite de l'histoire : le quai existe toujours, à l'abandon dans le ruisseau. Il devait permettre aux remorqueurs de venir livrer les copeaux de bois et le bran de scie à l'usine. L'entreprise a de toute évidence été abandonnée, l'usine ne semble n'avoir connu aucun début de construction, en tout cas il n'en n'existe nulle trace. La seule fonction du quai, en plus de rappeler le souvenir de cette aventure sans suite, est de donner un aspect linéaire à ce tronçon du ruisseau autrement plutôt erratique (fig. 11 et 12).

L'Industrial Development Co. avait payé le terain 15 000 $ à M. Dupuis. Elle prévoyait, toujours selon Cinq-Mars, débourser 250 000 $ pour la construction de l'usine et la machinerie qu'elle ferait venir d'Allemagne. Les opérations devaient commencer « l'été prochain », dixit M. Cinq-Mars, soit l'été 1909, si l'on se fie à la date de publication de son ouvrage. 

Qu'est-il arrivé ? Le terrain de M. Dupuis n'a jamais été développé. L'Imprimerie nationale a été construite sur le boul. Sacré-Coeur (fig. 1a et 4) en 1949-1956, au sud du terrain ; les autoroutes ont ensuite, à partir des années 1960, occupé la rive sud ruisseau. Entretemps, la Gilmour et Hughson était devenue un parc (billet du 15 août 2017). Il est intéressant de noter que tout le terrain de M. Dupuis est longtemps demeuré vacant. On peut tracer une ligne droite passant par l'arrière du bâtiment principal de l'Imprimerie nationale ; l'ancien terrain de M. Dupuis, au nord de cette ligne, ne comportait aucun bâtiment en 1925 (fig. 1). Ceux visibles sur la fig. 2, à l'est de St-Rédempteur, sont récents (dernier quart du XXe s.). (Note. - Les rues orientées NE à l'est de la carte (fig. 2 et 3) existaient déjà en 1908 ; elles étaient hors du terrain de M. Dupuis.)

Le bran de scie et les copeaux ont continué de s'accumuler dans la rivière. Lors de la construction du pont Alexandra entre Ottawa et Hull, en 1900, il a fallu composer composer avec une accumulation de bran de scie et de copeaux de bois dans le fond de l'Outaouais dépassant par endroits les 15 m (lien externe vers historicbridges.org). Pour terminer, un mot sur la qualité de la construction du quai : elle a dû être excellente puisqu'il a survécu sans entretien aux crues, gels et dégels pendant plus de 100 ans. 


À venir : le ruisseau de la Brasserie et le canal de la baie Georgienne.


Références


  • Chas. E. Goad, Hull & Vicinity, Que., January 1903, revised May 1908. Toronto; Montreal, 1 map on 44 sheets : col. ; 63 x 53 cm. BAC.
  • Cinq-Mars, Ernest E., 1908 – Hull, son origine, ses progrès, son avenir. Éditeurs Bérubé frères.




1b. - Fig. 1a sans annotation.



Fig. 2. - Dupuisville, telle qu'on l'imaginait, au nord de l'Île-de-Hull (Cinq-Mars, 1908). Le quai, visible sur la fig. 1a,b, correspond à la ligne double sous le mot Creek (ruisseau de la Brasserie). Rien n'a été bâti de ces rues : sur la photo précédente, datant de 1925, les rues et les constructions ne dépassent pas la limite sud du terrain de M. Dupuis. (Note. - Les rues orientées NE à l'est de la carte existaient déjà en 1908 et étaient hors du terrain de M. Dupuis.)



Fig. 3. - Nord de l'Île-de-Hull, carte de Chas, 1908 (détail modifié).
Le rectangle clair correspond à la zone couverte par la carte de Cinq-Mars ; les rues prévues sur la fig. 2 n'ont pas été construites.
J'ai ajouté quelques noms de rues ; les noms actuels sont entre parenthèses lorsqu'ils diffèrent de ceux de l'époque.
Les rues à l'ouest de St-Rédempteur, anciennement rue Chaudières, n'existent plus, de même celles qui sont au nord du boul. Sacré-Coeur, anc. rue Adelaide, et à l'ouest de la rue Champlain, anc. rue Albert.



Fig. 4. - La situation actuelle. L'ancien quai, paré de vert, reste très bien visible dans le ruisseau de la Brasserie, plus de 100 ans après sa construction. À l'ouest, viaducs de l'autoroute 50 ; à l'est, ponts du boul. Fournier (d'où les pohtos 8 et 9 ont été prises) ; au sud, l'autoroute 5 (autoroute de la Gatineau). Photo © Google.



Fig. 5. - Autre vue. © Google.



Fig. 6. - La nature pierreuse du quai commence à être perceptible. © Google.



Fig. 7a. - Autre vue. © Google.



Fig. 7b. - Détail de 7a. Les pierres sont nettement visibles. La construction est de bonne qualité pour avoir survécu aux crues, aux gels et dégels depuis plus de 100 ans sans entretien. © Google. Voir photo 10 pour vue au sol.



Fig. 8. - Photo prise depuis le pont du boul. Fournier. Sept. 2017.



Fig. 9. - Photo prise depuis le pont du boul. Fournier. Sept. 2017.



Fig. 10. - Extrémité ouest du quai, dans le ruisseau de la Brasserie. La photo ne le laisse pas bien voir, mais il y a une dénivellation de plus de 3 m entre le premier plan et la rive. Nov. 2015.



Fig. 11. - L'Île-de-Hull en 1935.
Carte topographique (détail), «Original survey 1923. Revised 1935», 1/63 360, courbes de niveau en pieds. (Photo du document à main levée, distorsions possibles.)
Cette carte topographique est la seule à montrer un ruisseau de la Brasserie réduit à un mince couloir rectiligne dans sa section nord. Le quai lui-même ne figure pas sur la carte, mais on le devine par son influence sur le dessin de la rive sud du ruisseau. Noter que les terrains de M. Dupuis (sous le mot « HULL » ne montrent aucune trace de développement.


Fig. 12. - L'Île-de-Hull au début du XXe siècle (carte topographique 1908, révisée en 1918).
Noter la large baie que l'accumulation de copeaux derrière le quai (non figuré) avait pour mission de remplir : la « grenouillière » de Cinq-Mars (1908).

1 commentaire:

  1. C'est une joie de vous connaître. Votre rigueur et la profondeur de vos recherches sont enviables. Merci de nous offrir vos capacités en la matière.

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