jeudi 14 février 2019

Le mur dans le ruisseau de la Brasserie : suite


Suite du billet précédent. Ce billet a également une suite (14 juillet 2019).


Fig. 1a. - Trajet du canal de la Baie Géorgienne à Hull, détail (1909) ; tiré du Georgian Bay Ship Canal; Report Upon Survey, With Plans And Estimates Of Cost (voir « Références »). Le canal coupe en diagonale le nord de l'Île-de-Hull et passe à travers une « Old Dam » dans le ruisseau de la Brasserie, au centre. La partie éclaircie correspond approximativement à zone couverte par la carte de Dupuisville (fig. 3). Source de l'illustration : UConn Library MAGIC.


Le quai oublié du ruisseau de la Brasserie émerge peu à peu des limbes de l'Histoire. Dans mon billet précédent, j'ai parlé de Dupuisville, quartier dont on claironnait l'avènement prochain en 1908 au nord de l'Île-de-Hull sur les terrains de l'échevin (et futur maire) Hormidas Dupuis.

Le projet de développement résidentiel prévoyait en outre l'implantation d'une usine de fabrication d'alcool de bois sur la rive du ruisseau. Ni l'usine ni le quartier n'ont vu le jour alors qu'ils avaient pourtant été annoncés en grande pompe (Cinq-Mars, 1908 - Hull, son origine, ses progrès, son avenir). Seul le quai, nécessaire à l'étape préliminaire, le comblement d'un marais (une « grenouillière », dixit Cinq-Mars) au sud du ruisseau, a été érigé (« Old Dam » sur la fig. 1a ; fig. 2 et 3). Cent ans plus tard, le quai subsiste encore, preuve que si M. Dupuis n'a pas beaucoup construit, il a construit durable (fig. 5 et billet précédent).

Par la suite, tout le terrain de M. Dupuis a été délaissé jusqu'à la construction de l'autoroute 5 au nord de l'Île-de-Hull dans les années 1960 (fig. 4), si l'on excepte l’empiétement de l'Imprimerie nationale, construite en 1949-1956 sur le boulevard Sacré-Coeur.

Pourquoi l'abandon de ces projets jumelés - le quartier et l'usine ?

On peut se demander (c'est une hypothèse personnelle) si ce désintérêt n'est pas relié à la concurrence d'un autre projet, celui de la construction du canal de la Baie Georgienne qui devait relier le lac Huron et Montréal via la Rivière des Français, le lac Nipissing et l'Outaouais. L'un des obstacles majeurs rencontrés sur le trajet, les chutes des Chaudières, serait contourné en faisant passer le canal à travers l'Île-de-Hull. Comme c'était simple ! Les cargos et autres transatlantiques allaient bientôt faire escale à Hull ! (Voir plus bas « Canal de la Baie Georgienne » et « Hull, port de mer ».)

Les plans du canal, très avancés, publiés en 1909, le montraient traverser en diagonale les terrains du futur et hypothétique quartier Dupuisville. Le canal passait par l'embouchure du ruisseau de la Brasserie et perçait une « Old Dam », précisément la jetée construite par M. Dupuis dans le ruisseau (fig. 1a,b).

Est-ce que la perspective de la construction du canal a bloqué les projets de M. Dupuis ? Est-ce qu'il a paru plus profitable de compter sur l'expropriation du terrain pour le passage du canal plutôt que son développement ? Je lance ces hypothèses en l'air, n'ayant aucun élément pour les étayer, sinon celle de la simultanéité des événements.

Une des cartes du Rapport Holt sur planification des villes d'Ottawa et Hull publié en 1915 montre le canal comme s'il était achevé. Ni le quai du ruisseau ni Dupuisville n'y figurent. (Passage plus bas sur le Rapport Holt.)

Le canal de la Baie Georgienne n'a jamais vu le jour, on le sait.

Il serait étrange qu'un projet avorté (le canal) ait provoqué l'abandon du projet de Dupuisville et de son usine, projet déjà en cour de réalisation.

Je réfléchis tout haut et je n'énonce ici que des hypothèses personnelles, je le rappelle.

(Étrange également que le mur ou quai dans le ruisseau, tout récent selon Cinq-Mars qui le décrivait en 1908, soit qualifié de « Old Dam » dans les plans du canal publiés en 1909.)


Canal de la Baie Georgienne

Le plus long feuilleton de l'histoire canadienne est probablement (outre les discussions constitutionnelles) celui du canal de la Baie Georgienne (Georgian Bay Ship Canal).

Le canal aurait répondu d'abord à une nécessité d'ordre stratégique : il fallait disposer d'une voie de communication hors de portée des Américains. Le souvenir de la guerre de 1812-1814 était encore vivace dans les esprits quand, en 1837, le parlement du Haut-Canada a ordonné l'arpentage d'un canal qui joindrait le lac Huron et le port de Montréal. [Des travaux ont été entrepris en 1854-56 au lac des Chats, près de Quyon, puis abandonnés devant les difficultés. Il s'agissait d'un projet moins ambitieux qui visait à ouvrir l'Outaouais à la navigation en amont de Hull-Ottawa en facilitant le passage du lac des Chats au lac Chaudière (Deschênes).]

Le premier sinistre sir John A. Macdonald, l'un des pères collectifs de la Confédération, apporta son appui sans réserve au projet. « The Ottawa Ship Canal and the Pacific Railroad must be constructed and no voice should be raised against the great national work which would open the western states and the colonies to the seaboard. »

La plus courte route entre les Grands Lacs et Montréal passait par la Rivière des Français, le lac Nipissing, la Mattawa et l'Outaouais. Rien de nouveau sous le soleil, il s'agissait de canaliser le chemin de la traite des fourrures utilisé depuis le Régime français.

Le Ministère des travaux publics commanda des études sur le terrain. Études géologiques, topographiques, hydrologiques, etc., ont été réunies dans un rapport publié en 1909. Les plans étaient dessinés, il ne restait qu'à approuver le projet, lancer les appels d'offres et construire les huit écluses simples et les trois écluses doubles (« eight single and three double locks ») nécessaires pour relier les différents plans d'eau. Les travaux dureraient 10 ans et coûteraient 100 millions de dollars de l'époque.

Des cargos de 200 m, progressant à la vitesse de 12 miles à l'heure (19 km/h), parcourraient le canal en 70 heures.

Le grain et le bétail des Prairies, le fer des Grands Lacs se déverseraient dans le port de Montréal. Toronto, qui serait court-circuitée, fit opposition, de même que les compagnies de chemins de fer, qui entendaient conserver le monopole du transport continental. Les perspectives de profits, incertaines dans le cas des canaux, refroidirent l'enthousiasme. 

En 1953, les travaux de la construction de la Voie Maritime du Saint-Laurent débutèrent, en collaboration avec les Américains, devenus des partenaires obligés plutôt que des adversaires. Les temps changent. Le canal fut construit, mais sur le Saint-Laurent. Au lieu du lac Huron, on eut le lac Ontario et Toronto.

Plus personne ne parle du canal de la Baie Georgienne et les transatlantiques ne feront jamais escale au nord de l'Île-de-Hull.


Exposé très librement adapté d'un texte de Backroads Bill Steer. (Le ton et les ajouts n'impliquent que moi.)


Rapport Holt

La Commission Holt est mise sur pied par le gouvernement conservateur de Robert Borden afin d'entreprendre l'étude de la planification des villes d'Ottawa et Hull.

Le rapport de la Commission Holt [Report of the Federal Plan Commission on a general plan for the cities of Ottawa and Hull], qui sera publié en 1915, recommandera au gouvernement de faire l'acquisition de 30 000 à 40 000 hectares afin d'aménager un parc national et des promenades qui mettront en valeur les attraits naturels de la capitale. [Il recommande aussi la création d'un district fédéral. La Commission du district fédéral est crée en 1927.] 


En référence : Chad Gaffield, dir., Histoire de l'Outaouais, Coll. : « Les régions du Québec », Québec, IQRC, 1994, p. 467.



Hull, port de mer, et bilan de tout ça

Les pages de l'ouvrage de Cinq-Mars, Hull, son origine..., déjà évoqué, renfermaient un chapitre dû à la plume de Rodolphe Laferrière.  Ce dernier décrivait les effets de la création annoncée du district fédéral et de la construction du canal de la Baie Géorgienne. Le district allait fondre dans une même entité les villes de Hull et d'Ottawa. Ainsi naîtrait la « Washington du Nord », selon les mots de sir Wilfrid Laurier.

Le canal de la Baie Georgienne traverserait Hull comme le canal Rideau traverse Ottawa. À cette dernière les chaloupes et les yachts, à Hull, futur port de mer (!), les transatlantiques (!!). « La fumée, le bruit des usines, le grouillement des masses sont incompatibles avec la belle et paisible atmosphère que rêve Ottawa et qu'exige une société d'intellectuels, de touristes, de coulissiers, de politiciens, de représentants du peuple, de monde fashionable réunis d'ordinaire dans une capitale (Laferrière, dans : Cinq-Mars, p. 169). »

« Le bassin que la nature a créé sur le vaste terrain de M. l'échevin Dupuis, au nord de la ville [la « grenouillière » de Cinq-Mars], sera garni de quais et de hangars où les transatlantiques tirant jusqu'à 21 pieds pourront venir déposer leurs chargements européens et prendre en échange dans leurs flancs d'acier, du bois, des pâtes de bois, du papier, des viandes et des minéraux (Laferrière, dans : Cinq-Mars, p. 170). »

Les élévateurs à grain se rempliraient du blé de l'Ouest, Hull étendrait sa suprématie commerciale et industrielle sur toute la région, les manufactures, alléchées par la modicité du prix de l'électricité (chutes Chaudières) se précipiteraient s'implanter sur son territoire.

Comment le même ouvrage (l'opuscule de Cinq-Mars) peut-il annoncer dans deux chapitres successifs deux couples de projets sur les mêmes terrains, sachant que chacun était incompatible avec l'autre ? Hull, port de mer et escale du canal de la Baie Géorgienne excluait le développement de Dupuisville et l'implantation de l'usine d'alcool de bois. Il aurait fallu choisir entre l'un ou l'autre de ces couples. En fait, ce ne fut ni l'un ni l'autre...

Faisons le bilan des réalisations :


  • Dupuisville : projet abandonné ;
  • Usine d'alcool de bois : projet abandonné ;
  • Canal de la Baie Georgienne : projet abandonné ;
  • Rapport Holt : tabletté ;
  • District fédéral : vous voulez rire ?
  • Quai du ruisseau de la Brasserie : réalisé, existe toujours, mais, inutile, est à l'abandon.

Score : 5 à 1 pour les abandons.


Références


  • Cinq-Mars, Ernest E., 1908 – Hull, son origine, ses progrès, son avenir. Éditeurs Bérubé frères.
  • Department of Public Works; Canada. Georgian Bay Ship Canal; Report Upon Survey, With Plans And Estimates Of Cost, 1908. [Publié en] 1909.




Fig. 1b. - Fig. 1a, en entier. Cliquer sur l'image pour la voir dans sa pleine grandeur. Source de l'illustration : UConn Library MAGIC.



Fig. 2. - Partie nord de l'Île-de-Hull en 1925. Ressources naturelles Canada, Photothèque nationale de l'air, photo HA67, no 60, 4 nov. 1925 (détail). Comparez avec la fig. 1a.
En haut : ruisseau de la Brasserie ; à droite : cour à bois de la Gilmour et Hughson (voir fig. 3).
On voit dans le ruisseau de la Brasserie, en haut, le quai construit par M. Dupuis dans le but de combler la baie sur la rive sud du ruisseau. (Voir billet précédent.)



Fig. 3. - Dupuisville, telle qu'on l'imaginait, au nord de l'Île-de-Hull (Cinq-Mars, 1908). Le quai, visible sur la fig. 2, correspond à la ligne double sous le mot « Creek » (ruisseau de la Brasserie). Rien n'a été bâti de ces rues : sur la photo de la fig. 2, datant de 1925, les rues et les constructions n'empiètent pas le terrain de M. Dupuis. (Note. - Les rues orientées NE à l'est de la carte existaient déjà en 1908 et étaient hors des propriétés de M. Dupuis.)



Fig. 4. - Carte topographique, révisée et imprimée en 1956-58 d'après des photos aériennes prises en 1955, 1:50 000. Le rectangle en tireté rouge correspond à la zone couverte par la carte de la fig. 3. Le terrain correspondant à Dupuisville, sous le mot « HULL », était toujours vacant. L'influence du quai dans le ruisseau (« Creek ») se devine dans le tracé de la rive sud, avec une île et une péninsule qui suivent le parcours de l'ouvrage . L'Imprimerie nationale (rectangles noirs sous le U) empiète à peine sur le terrain. Comme si les propriétés de M. Dupuis étaient demeurées quasi intouchables.



Fig. 5. - La situation actuelle. L'ancien quai, paré de vert, reste très bien visible dans le ruisseau de la Brasserie, plus de 100 ans après sa construction. (Voir autres photos dans le billet précédent.) À l'ouest, viaducs de l'autoroute 50 ; à l'est, ponts du boul. Fournier ; au sud, l'autoroute 5 (autoroute de la Gatineau). Le terrain de M. Dupuis commençait au nord de l'édifice principal de l'Imprimerie nationale (bâtiment gris en bas, vers le centre), sur le boulevard Sacré-Coeur. Photo © Google.

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