lundi 1 avril 2013

Chaudières : disparitions durables (Ajouts et retouches)


Fig. 1. – Carte publiée par le District fédéral (1957) : détail ; secteur des chutes des Chaudières, rivière des Outaouais.
Au nord, Hull (Québec), aujourd'hui Gatineau ; au sud, Ottawa (Ontario).
Voir la fig. 4 pour les chiffres manquants et voir la «Liste des îles disparues», plus bas, pour identification de ces îles. De celles numérotées ici, seule la no 6 subsiste encore aujourd'hui (c'est à vérifier pour la 5). La frontière Québec-Ontario contourne toujours l'emplacement de l'île Russell (no 2), disparue. Du coup, le détour qu'elle faisait pour passer au sud de cette île apparaît totalement immotivé. Les lignes tiretées de couleur rouge et jaune correspondent à des artères projetées jamais réalisées.


Dans la série de billets consacrés au site des Chaudières sur la rivière des Outaouais (voir billet du premier janvier 2013 en particulier), voici le dernier-né, destiné à croître et s'enrichir, sur les...


... îles disparues du secteur des Chaudières

En 1982, Louise Leclerc écrivait, à propos du secteur des Chaudières de la rivière des Outaouais, à Gatineau et Ottawa :

«The island contours have changed through the years and the island area has increased due to the lowering of the water level with the dam and to the building of cribbed wharves.

Also many small islands have disappeared. Some were submerged when the water rose up-river from the dam when the latter was built, and at least one was destroyed so as to to better the flow of water (Coffin Island) (Leclerc, 1982 ; p.4-5)


Histoire d'eau et de bois

Encore intact au début du XIXe siècle, le site des Chaudières s'est transformé profondément. Canaux, scieries, usines et barrages (fig. 2 et 3) ont façonné une rivière très différente du cours d'eau originel.

Au début du XIXe siècle, le bois équarri, destiné principalement à l'Angleterre, prend la place majeure dans l'économie de la région. 

«Les principaux centres d'abattages étaient situés dans le bassin de l'Outaouais qui renfermait les plus belles pinières du Québec (Hamelin et Roby, p. 214).» 

Le Traité de Réciprocité de 1854 ouvre les portes du marché américain, grand demandeur de bois de sciage. Des entrepreneurs américains trouvent profitable de construire des scieries aux Chaudières, où l'énergie hydraulique est abondante et bon marché. Les entrepreneurs locaux suivent le mouvement.

«On estime que les six scieries de la Chaudière emploient en 1870 4000 hommes (Hamelin et Roby, p. 220)[...]»

«Après 1885, les chutes servirent également à la production d'électrité [...] Le vaste barrage en fer à cheval qui contrôle le débit des Chutes Chaudière fut érigé en 1908, haussant le niveau de la rivière de dix pieds [3 m] en amont des chutes (Aldred, p. 65)

Déjà, en 1868, la construction d'un batardeau devant les chutes avait réduit la puissance des petits rapides des Chaudières, en amont, par hausse du niveau de la rivière (cf. Aldred, p. 87 ; voir billet du 10 janv. 2013).

À partir de 1890, l'industrie se réoriente vers la production des pâtes et papiers. 

«[...] l'Outaouais a été la région la plus rapidement déboisée du Québec (Blanchette, p. 74)


(Le but de ce qui précède n’est pas de rédiger un chapitre d'une nouvelle histoire économique de la région, mais de montrer les principales étapes qui ont mené à l’industrialisation du site des Chaudières. Et ce blogue me sert avant tout de cahier de notes. Pardonnez le fréquent décousu.)


Fig. 2. – Lithographie de Hunter, 1855. Titre original : View from Barrack Hill*: Ottawa City, Canada
Le site des Chaudières, vue vers l'ouest, en 1855. L'arc de la chute de la Grande Chaudière est à droite, derrière la silhouette du pont. Au centre, fusionnées par la perspective, l'île Victoria (à gauche) et l'île Chaudière (à droite). À l'avant-plan, à droite : l'«île anonyme» (no 6) l'île Hull, voir no 6 de la section «Liste des îles...», plus bas.
Saisie d'écran à partir d'un exemplaire disponible par Google Books.
* Barrack Hill : Colline du Parlement fédéral.

Fig. ajoutée (16 avr. 2013). – La rivière des Outaouais vue depuis la Colline du Parlement, 6 avril 2013 (montage).
Même point de vue que la gravure de Hunter (fig. 2). Le pont Cartier-Macdonald du Portage (oups...) masque en partie le pont de la Chaudière, en aval des chutes. Hunter, malgré tout son mérite, a triché. Il a gauchit l'axe de l'île Victoria et sa perspective est fausse. Depuis la Colline du Parlement, il est impossible de voir aussi loin sur la rivière. En amont des chutes, sur sa gravure, l'Outaouais semble étaler ses eaux dans de multiples et profondes baies qu'on aurait du mal à repérer sur les cartes, anciennes ou modernes. Sur la photo, l'horizon est plus bas et la vue porte moins loin. Quant au nombre, à la disposition et aux dimensions des îles, ça ferait l'objet de tout un billet... Hunter ne réussit pas non plus à nous convaincre qu'il possède un juste sens des proportions. La falaise de la Cour suprême n'est pas si haute et les rives ne sont pas si escarpées, même en tenant compte des changements qui se sont produits depuis 1855 (déboisement, constructions, niveau de l'eau, etc.). C'est ce qu'on appelle la licence artistique...

Fig. 3. – Chutes des Chaudières, rivière des Outaouais, entre Gatineau (à gauche) et Ottawa (à droite), 6 juin 2006
Vue récente du même site, prise dans la direction opposée.
La chute de la Grande Chaudière, harnachée, est à l'avant-plan.
Photo : Shanta (Flickr : http://flickr.com/photos/23817022@N00/2220015238).
License cc-by-2.0, Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Ottawa_Chaudiere_Falls.jpg


Disparitions

Un examen même distrait des cartes publiées depuis le début du XIXe siècle permet de constater au fil du temps des «omission durables» dans la rivière.

Pour l’instant, je ne peux que constater ces absences et escamotages, sans pouvoir en préciser la chronologie. Leclerc, citée plus haut, avance quelques justifications et explications : réduction délibérée du nombre d'îles ou leur simple «noyade», conséquence de la hausse du niveau des eaux en amont du barrage Chaudière, en opération depuis 1910.

Dans un cas comme dans l'autre, on peut difficilement parler de disparition naturelle.


Fig. 4. – Carte d’Austin (1882) : détail.


Les numéros correspondent aux iles disparues depuis la réalisation de la carte (voir la liste plus bas). Le nord (en bas à gauche) est le nord magnétique ; le nord astronomique est entre 10 et 15 degrés de plus vers l’est.


Liste des îles disparues

Ce qui précède vous a déjà prévenu que la liste qui suit n'est qu'une ébauche que j'espère être en mesure de compléter. Pour chaque île, j'indique :


  • la carte la plus récente faisant état de son existence ; 
  • la carte plus ancienne faisant état de sa disparition...
... la disparition elle-même s'étant produite entre ces deux dates extrêmes.
Je reprends ici comme carte de base celle d'Austin (fig. 4) qui combine l'avantage d'être assez précise et assez ancienne pour servir mes propos.

1. Île Coffin (au sud de l'île Albert, Ottawa, Ontario) ; voir fig. 4. – Détruite pour assurer un écoulement fluide du courant, selon Leclerc (1982) qui ne précise pas la date ; elle apparaît sur la carte d'Austin (1882), mais plus sur la carte topographique de 1935. (Voir cette page, site Bytown.net, 7e image.)

2. Île(s) Russell (en amont du barrage Chaudière, Gatineau, Québec) ; fig. 1 et 4. – Une île ou deux, selon les cartes et, sans doute, le niveau de la rivière. Visibles sur la carte d'Austin (1882) ; la partie sud apparaît encore sur la carte topographique de 1935 (lien plus haut) et celle de Wilson (1938, détail dans mon billet du premier janv. 2013, lien au début de ce billet) ; inexistante sur la carte du District fédéral (1957). Détruite(s) pour permettre un meilleur écoulement de l'eau vers le barrage ou simplement submergée(s) ? La frontière Québec-Ontario n'a pas été déplacée par cette disparition et il est amusant de voir qu'elle fait toujours un détour vers le sud comme pour éviter l'île (qui est tout entière au Québec) (voir la fig. 1). 
(Ajout, 20 mai 2013). – Île ignorée de la Commission de toponymie du Canada et de la Commission de toponymie du Québec.

3. Île à l'embouchure du canal de l'île Philemon (Gatineau) ; fig. 1, 4 et 5. – Encore visible sur la carte du District fédéral (1957). Elle semble avoir été amalgamée à l'ile Philemon pendant les bouleversements des années 1970. Le canal, «maintenant souterrain, sert [encore ?] au transport de produits chimiques entre» les bâtiments de l’usine à papier Eddy (maintenant Domptar) ; cf. le Musée canadien des civilisations.

4. «Pot-de-Fleurs» (en amont aval du pont de la Chaudière, Gatineau, voir billet du 5 déc. 2012) ; fig. 4. – Apparaît sur la carte d'Austin (1882). Je ne possède aucune attestation plus récente de sa présence. Détruit pour enlever cet obstacle à la navigation (?) ou pour permettre d'amener plus facilement le matériel nécessaire à la construction du pont (de fer) de la Chaudière de 1889 ? Une photo prise de William James Topley datée de 1892 (billet du 20 janv. 2013) semble suggérée que l'île n'existait plus à cette époque. 
Voir «Ajouts (2 avril 2014)», plus bas.

5. Île anonyme en amont du Parlement (Ottawa) ; fig. 1. – Tantôt île, tantôt presqu'île, péninsule ou plateau accroché à la rive ; ± boisée ou rocheuse. Apparaît sur les plus anciennes cartes (1825, billet du 23 mars 2013) et sur une multitude de photos (billet du 22 avril 2013). Encore boisée sur une photo de 1965, pelée et inondée (1991), elle semble totalement immergée depuis au moins 2002 (second billet du 6 mai 2013).
Ajout (20 mai 2013). – S'explique par un plateau rocheux accroché à la rive (1,8 m de profondeur, cf. carte du Service hydrographique du Canada reproduite en fin de billet). 


6. Île Hull* anonyme dans le prolongement de l'île Victoria (Gatineau) ; fig. 1 et 4. – Cette île existe toujours. La raison de sa présence dans cette liste est que, les cartes la laissant innomée, l’anonymat peut être considérée comme une forme de non-existence. Sa superficie varie grandement selon le niveau des eaux. Boisée au XIXe s., roc à nu depuis un bon bout de temps (voir premier billet du 6 mai 2013). Un guide des rues d'Ottawa et des environs (MapArt Publishing, 2004) l’appelle «île de Hull», mais ce toponyme est réservé à ce qui constitue le Vieux-Hull, quartier entouré par le ruisseau de la Brasserie et l’Outaouais. Quel que soit son nom, les mouettes adorent cette île.
* Ajout (14 avril 2013). – Sur les cartes qui accompagnent le Rapport Holt (1915), version en ligne, on peut lire, ou plutôt reconnaître (l'inscription étant à la limite de la lisibilité), ces mots reportés sur la petite île : «Hull Isl.». J'appellerai donc dorénavant cette île «l'île Hull», puisque ce semble bien être son nom, même officieux, malgré l'euphonique douteuse («lilolle», ou «lille-Holl», avec h aspiré). LOL ! On pourra ainsi la distinguer de l'île de Hull. Tous les autres documents officiels consultés (carte topographique, carte de la Ville de Gatineau) laissent cette île anonyme. Voir aussi la Commission de toponymie du Québec.
Ajout (20 mai 2013). – Île ignorée de la Commission de toponymie du Canada et de la Commission de toponymie du Québec. Figure sur la carte du Service hydrographique du Canada (altitude 1 m) reproduite à la fin du billet. Partie visible d'un plateau en grande partie immergé à 4 m de profondeur.
Ajout (27 juin 2013). Aussi nommée Lone Pine Island sur la carte de Chas. E. Goad (1908). Voir la fig. 2 pour la justification de ce nom ; l'île y apparaît en bas, à droite. Voir également le tableau de Sewell, datant des environs de 1850 (fig. 4 du billet du 6 mai 2013), où l'île se mériterait plutôt le nom de l'île aux deux Pins. De nos jours, se serait plutôt l'île aux milles mouettes...


Fig. 5. – Carte de Desson & Associates (1892) : détail
Partie est de l'île Philemon (si j'avais eu un meilleur document sous la main je ne vous aurais pas servi celui-ci...) et le pont Cartier-Macdonald du Portage (oups...). L'ancien îlot (no 3, en vert) qui fermait le chenal reste visible par le tracé des courbes de niveau. Au sud, l'île Victoria.


Conclusion

Il est difficile d'apporter une conclusion à un travail encore à l'état si préliminaire. Il reste à réduire les marges d'incertitudes (indiquer qu'une île est disparue entre 1882 et 1935 est à peine une information), à découvrir le pourquoi et le comment de ces disparitions. L'île Russell est-elle devenue un simple haut-fond ? Il serait intéressant d'étendre l'enquête aux nombreuses îles en amont du site des Chaudières. Pour connaître un peu la rivière, je sais que la différence entre «une île là» et «pas d'île ici» tient à de faibles variations du niveau des eaux.


Références

  • Diane Aldred, Le Chemin d'Aylmer : une histoire illustrée / The Aylmer Road: An Illustrated History, L'Association du patrimoine d'Aylmer, Aylmer, Heritage Association, photographies par Alan Aldred, traduit de l'anglais par Claude Leahey et Rodrigue Gilbert, 1994, 256 p. ISBN 0929114124
  • Anonyme, La Capitale nationale : plan d'Ottawa et des environs et du parc de la Gatineau / The National Capital: Map of Ottawa and Environs and Gatineau Park, 4e éd. / Fourth ed., Service de l'information, Commission du District fédéral / Information Division, Federal District Commission, 1957.
  • Anonyme, Ottawa & Environs, Ottawa, Peter Heller Ltd., distribué par MapArt Publishing Corporation, 2004.
  • A.W. Austin, C.E., P.L. Surveyor, Plan of the Lower Village of Hull, shewing its position relative to the city of Ottawa, the property of the heirs of the late Ruggles Wright Esquire, Toronto, Chewett & Co. Lith., 1882. Bibliothèque et Archives Canada, no MIKAN 4126312. http://data2.archives.ca/nmc/n0020966.pdf
  • Roger Blanchette, L'Outaouais, coll. «Les régions du Québec : histoire en bref», no 12, Les Presses de l'Université Laval, 2009, 180 p. (ISBN 9782763788678)
  • Ken Desson & Associates, Historical maps of the Chaudiere: an index to significant features, Ottawa, National Capital Commission. Interpretation and Heritage Directorate Canada, 1982.
  • Chas. E. Goad (éditeur), Hull & Vicinity, Que., January 1903, revised May 1908, 44 feuillets. (Carte dressée par les compagnies d'assurances pour évaluer les risques liés aux incendies.)
  • Jean Hamelin, Yves Roby, Histoire économique du Québec : 1851-1896, coll. «Histoire économique et sociale du Canada français», Montréal, Fides, 1971, 440 p.
  • Service hydrographique du Canada, ministère des Pêches et des Océans, Rivière des Outaouais : Papineauville à Ottawa, Québec-Ontario, carte marine no 1515, 1/20 000, 1998, corrigée 2005-12-02.
  • William S. Hunter (Jr.), Hunter's Ottawa scenery, in the Vicinity of Ottawa City, Canada, Ottawa, Wm. S. Hunter Jr., 1855. (Lithographies J.H. Bufford, Boston.)
  • Louise Leclerc, «Geology of the Chaudiere», in : Louise Leclerc et Jocelyn Guindon, Chaudière Historical Documentation: "First Round" Papers, Ottawa, National Capital Commission. Interpretation and Heritage Directorate Canada, 1982.


Ajout (2 avril 2014)

Les références ont été placées avec celles du texte principal.


Ajout 1. – Les Chaudières, à Hull (en haut) et Ottawa (en bas) : photo non datée (années 1930 ou 1940 ?) tirée du Rapport Gréber (1950). Le barrage et la Grande Chaudière à gauche ; à droite, le pont de la Chaudière. Un îlot quelconque est situé immédiatemnt en aval du pont, à un emplacement qui correspond à celui du pot-de-fleurs (île no 4). À juger d'après les chutes qui sont suvent plus à sec qu'elles le sont ici, ce haut-fond n'existe plus aujourd'hui, à supposer qu'il s'agisse bien d'un élément du lit de la rivière.


Ajout 2a. – Hull (à gauche), l'Outaouais et Ottawa (à droite), années 1930 ? Photo tirée du Rapport Gréber (1950). Autre vue du «quelque chose» à l'emplacement du pot-de-fleurs, en bas, à droite. Détail plus bas.


Ajout 2b. – Détail de la photo précédente.


Ajout 3. – Selon la carte bathymétrique moderne, rien ne laisse soupçonner l'existence passée d'un îlot en aval du pont de la Chaudière (à gauche). Par contre, on distingue la plate-forme rocheuse triangulaire accrochée à la rive sud de la rivière, qui correspond à mon «île du Parlement». (Service hydrographique du Canada, 1998.)

2 commentaires:

  1. Sur la photo Ajout 4, c'est pas simplement que le bras d'eau qui sépare l,ile du ''continent'' a été rempli?
    Je dois dire une grosse niaiserie, là!...

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    1. @ Jean-Louis,

      Il suffit d'interroger Google et ses trois hypostases (Google Map, Google Street et Google Earth) pour constater qu'à la place de l'île de l'ajout 4, il n'y a que de l'eau, et que les rives, au nord et au sud de l'île, n'ont pas significativement changé depuis que la photo à été prise. Par contre, j'avoue que la carte de l'ajout 4 ne me semble pas très fiable.

      Enfin, la carte du lit de la rivière (ajout 3) montre bien que le fond du chenal en aval du pont est uni, sans irrégularité, lisse comme un parquet ciré. Aucune trace d'une ancienne île ou d'un haut-fond susceptible d'émerger alors que le reste demeurerait sous les eaux.

      Ta question avait du bon. Je me l'étais posée moi aussi. Merci de me donner l'occasion de réexaminer les choses plus attentivement.

      À mon très faillible et très humble avis, le lit de la rivière a été régularisé à une époque.


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