samedi 20 novembre 2010

Discordance et glaces à Gatineau

Nouvelle version (15 janvier 2011) retouchée et augmentée.



Affleurement-clé de l’histoire géologique de l’Outaouais, et même au-delà, bouton qui résume un milliard d'années en quelques mètres cubes de roc, au parc du lac Beauchamp, à Gatineau (Québec). Près de 500 millions d’années séparent les roches de part et d’autre de la «ligne de discordance» qui tranche la formation. Nous admettons cependant sans peine que le spectacle ne présente rien d'exceptionnel à un œil non averti...
(Photo novembre 2010)


LOCALISATION
SNRC 31G/05
Parc du lac Beauchamp, Gatineau (Québec), 741, boul. Maloney Est (route 148).
Lien extérieur : site officiel du parc du Lac-Beauchamp.



* Astérisque rouge : «affleurement de la discordance».
Cliquez sur l'image pour l'agrandir. 
Carte modifiée de : CIGG, Centre d'Interprétation de la géologie du Grenville, Plan de développement intégré : sites et circuits du patrimoine naturel de la région de l'Outaouais, 2003, p. 95, fig. 6.3.


RÉSUMÉ
Le site du lac Beauchamp est sans rival, du point de vue géologique, dans tout le sud-ouest du Québec. On peut y observer le contact, ou la discordance, entre le socle continental, vieux d'un milliard d'années, et les «jeunes» sédiments qui ont commencé à le recouvrir il y a plus de 500 millions d'années. Une paroi rocheuse, à l'ouest du lac, offre une vue en coupe de la surface de notre continent, telle qu'elle était à cette époque, avec les cailloux qui la jonchaient.

Des traces du passage des glaciers, lesquels ont quitté le sud de l'Outaouais il y a 12 000 ans, sont présentes dans tout le secteur.


PARTIE 1 : DISCORDANCE
Ruminations géologiques
Le territoire de l'Outaouais est partagé entre deux entités géologiques distinctes, le Bouclier canadien, plus précisément sa frange sud-est que les géologues ont baptisée «province de Grenville», vieille d'un milliard d'années, et la plate-forme du Saint-Laurent, couche de roches sédimentaires plus jeunes (515-445 millions d'années), déposée au fond d'une mer qui a empiété peu à peu sur le continent.

Dans la région, les sédiments de la plate-forme du Saint-Laurent, principalement des grès surmontés de calcaires, affleurent dans la vallée de la rivière des Outaouais. Ils reposent directement sur les racines de la chaine de montagnes de Grenville qui, entre son apogée, il y a un milliard d'années, et l'amorce du dépôt des sédiments amenés par l'invasion marine, 500 millions d'années plus tard, avait été demantelée par l'érosion. Celle-ci avait disposé d'un intervalle de temps amplement suffisant pour niveler les reliefs et abraser le continent, le réduisant à l'état de pénéplaine.

C'est ainsi qu'il nous est possible de fouler aujourd'hui, au nord de la rivière des Outaouais, des roches formées dans les profondeurs de l'écorce terrestre, recristallisées sous hautes pressions (roches métamorphiques ; gneiss, quartzite, marbre) ou provenant de magmas refroidis (roches magmatiques ; granite, syénite, gabbro).

Le contraste entre la plate-forme et le Bouclier est donc structural (couche sédimentaire en discontinuité – les géologues disent «en discordance» – avec le socle décapé qu'elle recouvre) et génétique (sédiments accumulés au fond d'une mer peu profonde et roches recristallisées à l'intérieur de la coûte terrestre).

La couche sédimentaire qui a recouvert tout le Bouclier n'a pu éviter, son heure venue, d'être elle aussi la proie de l'érosion. En fait, sa destruction, non encore achevée – la plate-forme du Saint-Laurent n'en est qu'un reliquat –, a exhumé le Bouclier pour amener de nouveau l'antique surface de la pénéplaine à l'air libre. Retour à la case départ ! Nos gentilles vaches ignorent à quel point le proverbial plancher qui les supporte, elles et leurs ruminations, peut être ancien...


Affleurement de la discordance
La «chose» n'offre pas grand chose de spectaculaire aux promeneurs : un pan de roches rouillées ou altérées, certaines plus ou moins désagrégées, sur le bord d’un chemin. Rien d'imposant ou d'extraordinaire : une muraille de moins de 100 m carrés qu’une ligne vaguement oblique parcourt.

Voici pourtant l’affleurement-clé de la région, celui qui résume à lui seul un milliard d’années de l’histoire de notre morceau de continent.



La fameuse discordance (C) : elle coupe l'affleurement en deux. Dessous (A), se trouve des roches vieilles d'un milliard d'années ; au dessus (B), de 500 millions d'années. Tout au sommet, à la surface actuelle (D), surface affichant un poli glaciaire (voir plus bas la «Partie 2» pour des exemples plus évidents). Un milliard d’années d'histoire géologique en un seul regard !
Légende
A) Roches métamorphiques et magmatiques vieilles d’un milliard d’année (Bouclier canadien, province de Grenville : gneiss et granite, etc.) Ces roches se poursuivent, débarassées de leur couverture sédimentaire (B), immédiatement au nord du site pour former les collines de la Gatineau avant de se joindre, plus loin encore, au reste du Bouclier canadien ;
B) Sédiments consolidés âgés de 500 millions d’années (grès, formation de Nepean, associé à un conglomérat de galets de quartzite à la base) ;
C) Discordance d’érosion : une couche de roche d'une épaisseur de plus de 20 km à été enlevée par érosion aux roches en A avant le dépôt des sédiments en B ;
D) Surface du grès, aplanie et polie par le passage des glaciers, lors de la dernière glaciation (80 000 - 12 000 ans). Le phénomène n’est pas très évident sur cette photo : voyez plutôt la seconde partie de ce post.
(Voir la légende de la carte géologique plus bas pour quelques autres précisions.)


Escales
Masqué qu'il est sous les dépôts très récents (ces deux mots prennent tout leur sens dans le contexte) laissés par les glaciers en retraite et les événements subséquents (environ 12 000 - 10 000 ans dans la région), le contact entre le Bouclier et sa couverture sédimentaire résiduelle est la plupart du temps invisible.

D'où l'importance de préserver le «bouton rocheux» du lac Beauchamp, seul endroit du sud-ouest du Québec à rendre accessible en une seule coupe verticale, roches et discontinuités incluses, toutes les escales d'un voyage à travers l'histoire de notre continent.

(Admirons en passant le hasard qui place cette discordance au milieu du milliard d'années que représente l'affleurement qu'elle coupe, lui aussi, par le milieu.)


Carte géologique du secteur du lac Beauchamp (détail ; Wilson, 1920)

Légende toponymique (en italique, noms actuels)
Wabassi Lake : lac Beauchamp
Scarf Road : boul. Labrosse
Au S du lac Beauchamp : boul. Maloney Est rue Notre-Dame
À l'E du lac Beauchamp : boul. Lorrain

Astérisque blanc : position approximative de l'«affleurement de la discordance». Des changements dans la forme du lac après la publication de la carte compliquent la localisation exacte de l'affleurement.

Légende géologique (adaptée)
QUATERNAIRE
10 000 ans ; jaune très pâle (se confondant avec le fond jauni du papier) : argile, sable et graviers de la mer de Champlain. On constate à quel point le manteau d'argile laissé par la mer de Champlain oblitère la géologie dans la vallée de l'Outaouais ;
12 000 ans ; jaune vif : argile à blocaux, blocs, gravier et sable (till glaciaire).
PALÉOZOÏQUE (Cambrien moyen - Ordovicien inférieur)
515 000 000 - 480 000 000 d'années ; brun et vert foncé : grès et calcaire ;
PROTÉROZOÏQUE
1 000 000 000 et plus ; Bouclier canadien (province de Grenville) : bleu pâle : paragneiss à grenat, quarzite ; vert pâle : syénite, gabbro, etc., à pyroxène ; bleu foncé : marbre ; rose : granite, pegmatite.

Détail modifié de : Wilson, M. E., 1920, Geology of Buckingham, Hull and Labelle Counties, Quebec, Commission géologique du Canada, carte 1691. (Il s'agit de la carte géologique du secteur la plus récente qui existe. Les autres publiées depuis n'en sont que des adaptations.)



Détail de la discordance. L'altération des roches (météorisation*) complique l'interprétation de l’affleurement. En haut, le grès, truffé de galets de quartzite arrondis (conglomérat) ; l’un d’eux est pointé par la flèche. Il est fascinant de penser que nous voyons, emprisonnés dans une matrice de sable consolidé, des cailloux qui jonchaient une plage ou un plancher marin peu profond il y a 500 millions d’années. (Photo nov. 2010)
* Voir «Propos empruntés», plus bas.




Deux autres vues rapprochées de la discordance. J'ignore si la roche friable de couleur orangée (limonite*) et bleue contenant des galets de quartzite est un paléosol qui existait à l’époque de la sédimentation du conglomérat et du grès ou si elle est le résultat d’une altération postérieure de la roche précambrienne (voir «Propos empruntés», plus bas). (Photos juillet 2007)
Ajout, 22 oct. 2011. – La première hypothèse est la bonne, il s'agit bien d'un paléosol résultant de l'altération du socle continental. Voir ce billet (et sa mise à jour de juin 2018).
* Voir «Propos empruntés», plus bas.


PROPOS EMPRUNTÉS
Le texte qui suit est extrait de : CIGG, Centre d'Interprétation de la géologie du Grenville, Plan de développement intégré : sites et circuits du patrimoine naturel de la région de l'Outaouais, 2003, pages 96-97. Il représente une excellente synthèse de la géologie du site.

«Le Bouclier canadien est ici représenté par un paragneiss* très bien folié, mais ayant subi une météorisation. Cette météorisation a transformé les minéraux originaux, comme les feldspaths, en limonite donnant ainsi cette couleur brun terreux à la roche.


Deux types de roches sédimentaires sont présents. Premièrement, un conglomérat basal d’une dizaine de centimètres d’épaisseur qui se retrouve au dessus du gneiss. Le conglomérat est composé d’un amalgame de fragments arrondis de roches du bouclier précambrien. Deuxièmement, tout de suite au-dessus de ce conglomérat se retrouve le grès quartzeux de la Formation de Nepean d’une épaisseur de cinq mètres. Un grès est une roche sédimentaire composée de grains arrondis de la taille de grains de sable. Les grains de sable sont composés de quartz et sont cimentés ensemble par du quartz, ce qui en fait une roche très dure. Des structures sédimentaires sont visibles dans le grès et informent sur le milieu de déposition de ces sables quartzeux. La présence de laminations entrecroisées, typiques de dunes de sable et la présence de terriers fossiles de Diplocraterion et de Skolithos suggèrent que ces sables se sont mis en place dans un milieu profond près d’une plage**.»

* D'autres sources parlent de granite. Le terme granite gneissique (dont la structure a été déformée par le pression à l'intérieur de la croûte terrestre) serait sans doute plus juste.
** D'autres sources interprètent «près d'une plage» comme signifiant «en eaux peu profondes» agitées par le va et vient des marées.




Deux photos du grès conglomératique. Haut : le contraste entre la matrice de sable consolidé (grès) et le galet de quartzite, anguleux, est marqué par la différence dans l'intensité de l'altération des surfaces. Bas : galets plus émoussés. Sable et galets de quartzite proviennent de l'érosion du socle continental (Bouclier canadien) sur lequel ils se sont déposés, il y a 500 millions d'années. (Photos nov. 2010)


PARTIE 2 : PASSAGE DES GLACES
Avec les glaciations du Quaternaire, nous quittons le passé éloigné, les centaines de millions et les milliards d'années, pour traiter d'événements «tout récents». De nombreuses traces de la dernière glaciation, dite du Wisconsinien (80 000 - 12 000 ans), subsistent tout autour du lac Beauchamp.



Broutures concaves dans le grès au sud-est de l'«affleurement de la discordance». On distingue, grâce à la petite branche (photo du bas), le plan incliné dû au départ d'un éclat de roche du côté concave du croissant (côté en amont du déplacement du glacier, de la gauche vers la droite, soit du NW vers le SE). Voir le schéma explicatif, plus bas. (Photos nov. 2010)




Trains de fractures de broutage dans le grès au sud-est de l'«affleurement de la discordance». Les croissants pointent cette fois leur face convexe en direction de l'amont, selon le sens de l'écoulement du glacier (du NW vers le SE). (Photo nov. 2010)



Schéma : broutures concaves et fractures de broutage
Adapté par mes soins d'un document (pdf) anonyme (J. Vaillancourt ?), en nov. 2009.

Lorsque un bloc emprisonné à la base d'un glacier progresse par à-coups, la succession des épisodes de pression et de relâchement sur le socle rocheux se traduit par la formation d'un chapelet de marques en forme de croissant, fractures de broutage ou broutures concaves, selon le degré d'énergie dissipée. La fracture de broutage est une simple fracture, sans éclats enlevés.
Sous une pression plus élevée, il se forme des broutures concaves ; une première fracture est créée à l'arrière de la future brouture ; une seconde cassure vers l'aval vient croiser la première, amenant le détachement d'une esquille en forme de croissant de lune.
Brouture ou broutage, la structure plonge toujours dans la direction du mouvement de la glace. Les pointes d’une brouture indiquent l’amont alors que celles d’une fracture de broutage visent l’aval. Ces marques se retrouvent le plus souvent en chapelet, ou en train.



Stries glaciaires dans le grès. La flèche noire indique le nord tandis que la flèche blanche donne la direction du mouvement de la glace, vers le SE. Il est fréquent qu'un second système de stries se superpose à un plus ancien, enregistrant ainsi un changement dans la direction de l'écoulement du glacier. (Photo nov. 2010)



L'un des nombreux blocs erratiques, morceaux de gneiss ou de granite entraînés par le glacier et abandonnés lors de son retrait, qui parsèment les bois entourant le lac Beauchamp. (Photo nov. 2010)


PARTIE 3 : CONCLUSION
Qui entreprendrait une expédition vers le nord en partant de la rivière des Outaouais verrait le pays rajeunir tout autour de lui au fur et à mesure de sa progression.

D'abord, s'il négligeait les très récents dépôts meubles que nous devons passage des glaciers et au bref épisode de la mer de Champlain, poussières à l'échelle des temps géologiques (80 000 - 10 000 ans), il foulerait d'emblée les roches sédimentaires de la plate-forme du Saint-Laurent (dates régionales : 445 - 515 millions d'années) pour aborder ensuite la pénéplaine du Bouclier canadien (plus de 500 millions d'années), foulant, par la même occasion, des roches métamorphiques transformées dans les profondeurs de l'écorce terrestre (un milliard d'années).

Pour les amateurs de solutions ramassées, reste la possibilité de parcourir, au lac Beauchamp, ces étapes en une seule escale. L'affleurement de la discordance mettra au moins ce genre de personnes d'accord...

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