Photo 1. - Élégantes draperies de pierre au fond du lac Marie-Lefranc, dans les Laurentides. Chaque « draperie » est un lit silicaté insoluble dans un marbre composé de minéraux carbonatés qui ont été lentement dissous par l'eau. Photo © Jean-Louis Courteau.
Sauf mention contraire, les photos qui illustrent ce billet sont de Jean-Louis Courteau et elles ont déjà été diffusées dans ce blogue. Elles ne proviennent pas de l'article du Naturaliste canadien dont il est question ici et dont il est un des coauteurs.
Il y a 10 ans, Jean-Louis Courteau m’avait contacté via ce blogue à propos de formations étranges qui peuplaient le fond du lac Tremblant, dans les Laurentides. Il faut dire que Jean-Louis est plongeur, en plus d’être peintre et écrivain. Quand on écrit, quand on dessine, on a l’œil, et on le conserve même dans les eaux brouillées des profondeurs des lacs. Surtout, on est curieux.
Photo 2. - Restes d'inclusions insolubles ayant survécu à la dissolution de leur matrice de marbre. Comment ont-elles pu subir sans dommage le passage des glaciers ? Photo © Jean-Louis Courteau.
Jean-Louis m’avait décrit d’intrigants reliefs ; pieux ou rouleaux de pierre surgissant du plancher lacustre, fantomatiques draperies rocheuses sur les flancs de falaises sous-marines et il se questionnait sur leur origine. La seule réponse plausible que j'avais pu fournir était qu’il s’agissait sans doute d'inclusions rocheuses enclavées et plissées dans un marbre – chose commune en Outaouais comme dans les Laurentides, mais ces inclusions ne font jamais saillie sur la surface du roc au point que le décrivait Jean-Louis. Il fallait croire que l’immersion au fond d’un lac avait peu à peu dissout la matrice en marbre, fait de carbonates solubles, dégageant et laissant en relief les inclusions silicatées, les insolubles, comme on les appellera. La quiétude des fonds lacustres les a apparemment préservées. Sauf que...
Photo 3. - Ondulation de pierre au fond du lac Tremblant, dans les Laurentides. Photo © Jean-Louis Courteau.
Sauf que la dernière glaciation du Quaternaire, dite du Wisconsinien, a pris fin dans la région il y a 12 000 ans. Les glaces, à leur départ, laissaient derrière elles un continent raboté et poncé à fond par leur passage. Nos tenaces mais frêles insolubles n’auraient pas pu survivre à un tel épisode qui s'était étiré sur quelque 90 000 ans. Et, à moins de supposer un taux de dissolution improbable, les 12 petits millénaires écoulés depuis le départ des glaces ne permettaient pas le dégagement des éléments insolubles du marbre dans les proportions rencontrées au fond du lac Tremblant. Ces monstruosités lacustres n’auraient pas dû exister, tout simplement.
J’insiste : il s’agissait d’une véritable découverte, de quelque chose d’insoupçonné qu’on n’aurait pas cru possible ni envisageable dans notre contexte.
Et pourtant, ces impossibles formations existaient ! Pas seulement au lac Tremblant ; au lac Marie-Lefranc, au Lac-des-Seize-Îles aussi, tous des lacs du bouclier canadien, au NO de Montréal. Restait seulement à expliquer leur existence...
J’ai mis en ligne au cours des années dans mon blogue de nombreuses photos de ces « insolubles » fournies par Jean-Louis. Vous pouvez vous y référer pour suivre l’évolution des choses.
- Billet du 11 août 2012, « Lac Tremblant : radiographie du marbre »
- Billet du 16 oct. 2012, « Lac Tremblant : retour au fond des choses »
- Billet du 28 sept. 2014, « Marbre, rideaux et vieilles guenilles »
- Billet du 26 oct. 2014, « Marbre, rideaux et vieilles guenilles II »
- Billet du 24 janv. 2015, « Draperies sous-marines, Lac-des-Seize-Îles »
- Billet du 7 mai 2015, « Filons plats et lits froissés »
- Billet du 27 nov. 2018, « Marbre et formations plissées au fond du lac Marie-Lefranc »
Photo 4. - Des plaques et des futs de colonnes un rouleau lithiques au fond du lac Tremblant, dans les Laurentides. Photo © Jean-Louis Courteau.
Je ne sais plus trop quand et comment j’ai mis en contact Jean-Louis avec Bernard Lauriol, professeur émérite à l’Université d’Ottawa. Bernard a confirmé mes conclusions tout en étant aussi étonné que moi des proportions que présentaient ces formations.
Marbre et inclusions insolubles
Il est rare dans la région qu'un banc de marbre soit homogène et ne contiennent pas des couches ou des intrusions de roches autres. Ces inclusions ont souvent été plissées et disloquées par les pressions tectoniques (photos 8 et 9). Le marbre lui-même est constitué de carbonates de calcium, calcite ou dolomie, faciles à attaquer et sensibles à l'acidité des eaux. Les inclusions, formées de silicates divers et de quartz, sont plus résistantes.
Mon résumé
Bref, après des années d’études, d'analyses, de mesures, de prélèvements et bien des plongées, un article cosigné par Benoit Faucher, Jean-Louis Courteau et Bernard Lauriol est publié dans la revue Le Naturaliste canadien : « Sous la surface des lacs des Laurentides : des témoignages de la dernière période glaciaire » (voir plus bas le résumé officiel de l'article et la référence). Il apparaît que le phénomène des insolubles est plus répandu qu’on le croyait dans nos lacs puisque les auteurs en rapportent des occurrences plus à l’ouest, près de Low et de Luskville.
Photo 7. - Jolies draperie, quel mouvement ! Et pourtant elles sont immobiles. Lac -des-Seize-Îles, dans les Laurentides. Photo © Jean-Louis Courteau.
Il apparaît aussi que les glaciers ont sans doute joué un rôle dans l'exhumation et la préservation de ces insolubles. (Dans le passage qui suit, je résume le contenu de l'article selon ma compréhension et selon ce qui me semble le plus important. J’espère ne pas trop déformer les propos des auteurs.)
On peut envisager la création de lacs sous-glaciaires dans des poches d’eau turbulente au sud de collines où les glaces, venant du nord, pesaient moins sur le roc. (Et, justement, nos trois lacs sont situés au sud de tels écrans protecteurs.) La turbulence de l’eau sous pression dans ces bassins, coincés entre plancher de roc et toit de glace, a fait ressortir les inclusions silicatées insolubles du marbre. Voilà que nos formes d’érosion en relief sont créées ! Par la suite, des sédiments fluvio-glaciaires fins ont pu les recouvrir et les protéger. Un lessivage subséquent des sédiments par des écoulements sous-glaciaires a pu ensuite dégager les formes en relief ou les détruire et les emporter avec des débris rocheux et autres blocs erratiques, comme il a été observé à Low et à Luskville (photo 11). Reste à préciser la chronologie des événements : érosion, sédimentation, dégagement : wisconsinien ou préwisconsinien ? Ces insolubles mettent aussi en lumière la possibilité de lacs sous-glacaires nombreux.
Le plus étrange, à la fin, n’est pas l’existence de ces formations en relief, mais le fait qu’on ait mis tant de temps avant de se rendre compte de leur existence. (C'est ma conclusion.)
Photos 8 et 9. - Les inclusions de roches diverses dans le marbre sont fréquentes dans l'Outaouais et les Laurentides.
Photo 8. - Marbre gris contenant des inclusions sombres plissées et étirée. © Photo Henri Lessard, 2009 ; autoroute 50 au nord de Thurso, Qc.
Photo 9. - L’érosion du marbre peut mettre en relief ces inclusions résistantes, mais elle le fait à des échelles modestes, au bord des rivières comme, par exemple, sur la rive de la Gatineau. © Photo Henri Lessard, 2010; île Marguerite, Gatineau, Qc.
Sous la surface des lacs des Laurentides : des témoignages de la dernière période glaciaire
Référence
Faucher, B., J.-L. Courteau et B. Lauriol, 2022. « Sous la surface des lacs des Laurentides: des témoignages de la dernière période glaciaire. » Le Naturaliste canadien, 146 (2): 19-25. https://doi.org/10.7202/1091885ar
Photo 10. - Tiens, on dirait que je viens de plier les serviettes propres. Lac Marie-Lefranc, dans les Laurentides. Photo © Jean-Louis Courteau. (La photo n'appartient pas à l'article cité.)
Les auteurs
- Benoit Faucher est scientifique du Quaternaire à la Commission géologique du Canada (Programme GEM-GéoNord, Ottawa) et enseigne la géographie au Département de géographie, environnement et géomatique de l’Université d’Ottawa (Ontario). bfaucher@uottawa.ca.
- Jean-Louis Courteau est auteur, artiste, coproducteur de documentaires vidéo et directeur du Centre d’interprétation des eaux laurentiennes à Lac-des-Seize-Îles, CIEL (Québec).
- Bernard Lauriol est professeur émérite de l’Université d’Ottawa (Ontario). Il a récemment publié deux ouvrages sur l’Outaouais et son passé géologique.
Résumé tiré du Naturaliste canadien
De remarquables formes rocheuses insolubles se dressent dans le fond de lacs creusés dans le marbre de Grenville de la région des Laurentides, au Québec (Canada). Elles atteignent une hauteur pouvant aller jusqu’à plusieurs décimètres. Selon les études sur les taux de dissolution du marbre du Bouclier canadien, il est improbable que celles-ci aient été mises en relief seulement pendant l’Holocène. Nous proposons qu’une érosion hydrique dans des poches d’eau alimentées par l’eau de fonte de la dernière calotte de glace des Laurentides soit à l’origine de la mise en relief de ces roches insolubles. Nous envisageons aussi la possibilité que les roches insolubles aient été dégagées de leur matrice de marbre par une eau courante bien avant la dernière déglaciation, et que celle-ci ait été précédée par un ou des lacs sous-glaciaires.
Photo 11. - Bloc erratique de marbre gris avec une protubérance formée par un bloc de roche silicatée (Luskville, à l'ouest de Gatineau, Québec). Le cercle blanc est une intervention picturale contemporaine ! Photo Bernard Lauriol, tirée de l'article de Faucher, Courteau et Lauriol.
La situation initiale de cette roche devait ressembler à ce que l'on voit sur la photo 8.
Oh!!! Merci beaucoup Henri! Ton talent à résumer ici l'histoire de ces belles sculptures englouties montre bien quelle bonne inspiration j'avais eue de te contacter à l'époque! Merci pour tout, pour ton aide précieuse, pour ta patience face à mes zillions de questions!
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