mardi 5 janvier 2021

Hors sujet : l’Île-de-Hull et le Vieux-Hull




Hull est née sur une île avant de la déborder. Ici, carte montrant son étendue en 1863 ; jusqu'à son incorporation en 1875, on parlait plutôt de Wrightstown ou du village de Hull. L'île est entourée par l'Outaouais et le ruisseau de la Brasserie (un bras de l'Outaouais en réalité). Je n'ai pas résisté à la tentation de retoucher la frontière Québec-Ontario (pointillé rouge) pour inclure l'île Russell (R rouge), ou les îles Russell, selon la hauteur des eaux, au Québec, comme il se doit ((voir mon billet du 4 mai 2013, « Gatineau-Ottawa : courbe immotivée ? »).
La carte, dressée par Jacques Delisle, c.a., provient d'une publication de la Ville de Hull pour le centième anniversaire de son incorporation.


Naïvement, je croyais être né dans l'île de Hull. Je me trompais, je suis né dans le Vieux Hull (ce qui ne me rajeunit pas). L'île de Hull est ma cadette, ma petite sœur (ça ne me rajeunit pas davantage).

Pour les Hullois, l'expression île de Hull (ou Île de Hull, ou Île-de-Hull, selon les sources, dont je respecte l'orthographe dans les citations) décrit une réalité si incontestable et si évidente qu'elle se formule d'elle-même. Hull est née dans l'île du canton de Hull et a été longtemps confinée à ce morceau de terre entouré par l'Outaouais et le ruisseau de la Brasserie - lequel n'est en réalité qu'un bras de l'Outaouais (voir carte).

Loin de remonter aux premiers chapitres de l'histoire de Hull, cette dénomination semble être née dans les années 1960, à la suite des bouleversements de la Révolution tranquille et des mouvements de revendications et de contestation populaires, notamment contre les expropriations qui ont reconfiguré (ou défiguré...) l'ancien centre-ville commercial et industriel de la ville et son quartier ouvrier. Pour rappel, voir mon billet du 31 janvier 2020 sur Les Dépossédés du Vieux-Hull, de Pierre Raphaël Pelletier. Pelletier relate l’histoire d’un quartier populaire, d’un quartier ouvrier. Entre 1969 et 1975, 1600 1500 maisons sont démolies, 6000 familles personnes sont expulsées de façon cavalière pour faire place aux édifices fédéraux et provinciaux. Les Dépossédés du Vieux-Hull remémorent le drame des gagne-petit arrachés à leur cadre de vie, aux liens familiaux et sociaux qui tissaient la trame de leur existence. L'île de Hull - ou le Vieux-Hull - a été saccagée, ce qu'on ne pouvait exproprier - l'église Notre-Dame, l'hôtel de ville - a opportunément disparu en fumée. Magouilles financières et tripotages politiques l’ont emporté ; l'omerta clouait les lèvres. Protestations et contestations n’ont rien changé à l’affaire.

Chronologie


L’ouvrage Le Nord de l'Outaouais (1938) ignore l'expression île de Hull. Ses auteurs (pour la majorité des ecclésiastiques) préfèrent la découpe du territoire en paroisses, les deux premières fondatrices, Notre-Dame-de-Grâce et Très-Saint-Rédempteur, étant situées dans l'île. On chercherait aussi en vain dans ses pages l'expression vieux Hull. Bilan identique pour le livre de l'historien Brault (1950). On parle de Wrightstown ou du village de Hull avant l'incorporation de 1875, de Hull, de la cité de Hull, de la ville de Hull pour l’époque suivante, jamais de l'île ou du vieux Hull.

Quand a-t-on commencé à parler de l’île de Hull ?

Poirier (1986, p. 317) nous apprend dans Qui a volé la rue Principale ? que l'A.G.I.H. (Assemblée générale de l'Île de Hull) a été fondée en août 1968. C'est la plus ancienne attestation du nom que j'ai pu trouver. Dans un texte postérieur, le même auteur écrit :

L'évêque fondateur [du diocèse de Gatineau-Hull] avait déjà installé [en 1963] la cathédrale et l'évêché du diocèse dans ce qu'on appelait alors le « Vieux Hull » et qui est devenu par la suite l'« Île de Hull » (Poirier, 1995).


Le survol de l'ouvrage de Poirier (1986) ne permet de repérer que de rares occurrences de la dénomination vieux Hull, dont l'une pour rappeler la déclaration de l'ancien député libéral à Québec Oswald Parent selon laquelle il comptait parmi ses regrets celui de « n'avoir pas réussi à faire disparaître le vieux Hull (Le Droit, 17 mai 1985, p. 13 ; cité par Poirier, 1986, p. 18). »

Rapidement, le nouveau toponyme s’ancre dans l'usage et trouve place dans les textes administratifs et officiels. On peut trouver un exemple de son emploi dans les résolutions du conseil municipal en parcourant la thèse de Legris-Dumontier (2014, p. 98). Dans l'Histoire de l'Outaouais (Gaffield, dir., 1975), l'île de Hull apparaît à la page 472, lorsqu'il s'agit de citer le rapport de la CCN intitulé Hull 1969-1995 (1969). Jusque-là, l'ouvrage ne parlait que du centre-ville, centre de Hull - mais aussi du vieux Hull, précisons-le
.

L'île de Hull serait donc née dans les milieux communautaires entre 1963 et 1968 ; en 1969, elle fréquentait le grand et vaste monde. 

Mon avis très humblement soumis à votre sagacité est que l'expression île de Hull serait l'enfant de la Révolution tranquille et de l’émancipation du Québec de la tutelle de l'Église catholique ; se référer aux paroisses, comme cela avait toujours été fait, était sans doute devenu obsolète, voir dérangeant. Le nouveau nom de baptême (façon de parler), île de Hull, aurait consacré la laïcisation de la géographie urbaine et sociale*. La dénomination permettait en plus de rassembler en un tout l’ensemble de la population de l'île, répartie en plusieurs paroisses et affiliations religieuses. Elle est peut-être venue à point pour remplacer l'expression Vieux-Hull, sentie comme péjorative. Mais ceci est une autre hypothèse de ma part... L'historien Raymond Ouimet, conseillé du quartier Frontenac en 1982, m'a confié comme pour confirmer mon intuition que plusieurs de ses concitoyens de l'époque détestaient l'expression Vieux-Hull. « Et je n'ai jamais compris pourquoi. Pourtant nous aimons bien Vieux-Québec ! » ajoute-t-il. Mais ces gens qui s’étaient fait dire qu’ils habitaient des taudis, que leur quartier était un bidonville ont sans doute eu un sursaut de fierté et susceptibilité bien compréhensible.
* Laïcisation qui s’est faite avec le concours et la bénédiction, pourrait-on dire, de l’Église de Gatineau-Hull. Voir Poirier (1986, 1995). Petite note supplémentaire. - En 1972, les quatre paroisses de l'île de Hull (Notre-Dame-de-Grâce, Très-Saint-Rédempteur, Sainte-Bernadette, Sacré-Coeur) sont regroupées dans la la Zone de l'Île de Hull ; enfin, en 1982, la paroisse Notre-Dame de l'Île est officiellement érigée par l'archevêché. (Source : Boucher, 1988, p. 26.) Il est ironique de voir que l'Église catholique, qui a déterminé l'espace civique avec ses paroisses et ses toponymes s'est d'abord effacée, laissant cet espace se définir et se nommer lui-même (Île-de-Hull) pour, à la fin, dans un mouvement inverse, couler ses paroisses dans ce même espace civique et lui emprunter ses toponymes...

Ainsi, la polyvalente de l'Île, située à l'angle de la rue St-Rédempteur et du boulevard Sacré-Cœur, aurait, si on avait suivi les façons anciennes, porté le nom de polyvalente St-Rédempteur ou du Sacré-Cœur lorsqu'elle a ouvert ses portes en 1976.

Selon la Commission de toponymie du Québec, le toponyme Île de Hull aurait été officiellement adopté le 24 avril 1992, longtemps après sa banalisation, donc. 

Conclusion


Le toponyme Île de Hull, on l’a vu, serait apparu entre 1963 et 1968 dans les milieux communautaires pour remplacer celui de Vieux Hull et se superposer aux découpage municipal et paroissial. Bizarre comme l'expression, si courante aujourd'hui, semble dater de toujours. Elle s'est imposée tout naturellement et on peut se demander pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour qu'elle apparaisse tant elle décrivait une évidence. Bien des auteurs utilisent ce toponyme de façon anachronique, comme s’il datait des débuts de la ville.

Mais le vieux Hull ne s'est pas effacé pour autant. 

En 1975, encore, Pierre Gaudet a fait paraître un sombre pamphlet sur l'état d'aliénation de l'île sans jamais employer une autre expression que « le Vieux Hull ». L'expression Vieux-Hull ou vieux Hull est toujours en usage, cf. Les Dépossédés du Vieux-Hull, de Pierre Raphaël Pelletier, évoqué plus haut. Les vieux toponymes ne disparaissent pas comme ça - témoin l'obstination de plusieurs à parler de Hull plutôt que Gatineau.

À partir de quand le Vieux Hull a-t-il été assez vieux pour mériter de s'appeler ainsi ? Cinq-Mars, dans Hull, son origine, ses progrès, son avenir (1908), ne connaît pas de vieux Hull. Mais il faut dire qu'à l'époque, il ne restait guère de vieux bâtiments à Hull puisque le feu de 1900 avait rasé 40% de la ville. (Voir « Le grand feu de Hull », blogue de Raymond Ouimet.)

Comme Brault semble ignorer l'expression vieux Hull encore en 1950 (sous réserve d’une relecture plus attentive de son ouvrage), il faut supposer que le vieux Hull est relativement jeune, toponomyquement parlant. Pourtant, Pierre Raphaël Pelletier assure que, dans les années 1950, la population était fière de son Vieux-Hull.

Autre question : qui est le génie qui a trouvé la dénomination île de Hull ? Avait-il prévu le succès de sa trouvaille ? Et celle du vieux Hull ?

Je termine piteusement ce texte en vous implorant de me communiquer ce que vous savez sur ces questions de toponymie hulloise, moi, j’ai dit tout ce que je sais.

Sources

  • BOUCHER, Romuald, « La paroisse Notre-Dame-de-Grâce de Hull », dans : VILLEMAIRE, Luc (coord.), Outaouais : le Hull disparu, Institut d'histoire et de recherches sur l'Outaouais Inc. (IHRO), 1988, p. 23-28.
  • BRAULT, Lucien. Hull 1800-1950. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1950, 262p.
  • CINQ-MARS, Ernest E., Hull, son origine, ses progrès, son avenir. Éditeurs Bérubé frères, 1908.
  • COLLECTIF, Le nord de l’Outaouais : Manuel-Répertoire d’Histoire et de Géographie régionalesLe Droit, Ottawa, 1938, 396 p.
  • GAFFIELD, Chad, dir., Histoire de l'Outaouais, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, coll. «Les régions du Québec», n° 6, 1994, 876 p.
  • GAUDET, Pierre, « Le Vieux Hull », Co-incidences, vol. 5, nos 2-3, mars-avril, oct.-nov., p. 5-25, 1975, revue des étudiants en lettres françaises de l'université d'Ottawa.
  • LEGRIS-DUMONTIER, Sophie-Hélène, La Commission de la capitale nationale et l’Île de Hull : entre identité nationale et conscience régionale (1959-1979), thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales à titre d’exigence partielle en vue de l’obtention de la maîtrise ès arts en histoire, Université d’Ottawa, 2014.
  • OUIMET, Raymond, Une ville en flammes, Hull, éd. Vents d'Ouest, 1997.
  • PELLETIER, Pierre Raphaël, Les Dépossédés du Vieux-Hull : récit poétique, Ottawa, Les Éditions David, coll. « Indociles », 2020, 144 p. http://geo-outaouais.blogspot.com/2020/01/les-depossedes-du-vieux-hull-recit.html
  • POIRIER, Roger, Qui a volé la rue principale ?, Montréal, éditions Départ, 1986, 331 p.
  • POIRIER, Roger, « Engagement social du diocèse Gatineau-Hull (1963-1987). » Nouvelles pratiques sociales, 8 (1), 173–183, 1995.

2 commentaires:

  1. Bonjour Henri, Le premier nom que Philemon Wright a donné au village qu'il a fondé - le nom préféré, c'est à dire - était "Columbia Falls Village", qui est lui-même dérivé du nom qu'il a donné aux chutes. Toute sa famille et les leaders de la communauté ont d'abord utilisé ce nom exclusivement pour le village, comme on peut le voir dans les documents du Fonds Wright à la BAC. Cependant, la plupart des cartes de la première époque de la colonisation montrent les noms "Wright's Town" et "Wrightstown".

    Dans de nombreux documents officiels à cette ère, on voit le "village of Hull", qui fait référence au village du canton de Hull. Par contre, d'autres officiels peuvent aussi avoir utilisé "Wright's Village" (Joseph Bouchette, 1815) et "les Chaudières" (Mgr Bourget, 1840).

    Rick Henderson

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  2. Bonjour Rick,
    J'étais conscient d'escamoter les débuts de l'histoire de Hull, canton ou village, dans ce texte, mais je m'en suis tenu à ce que me donnaient les sources que j'ai utilisées. J'ai cru aussi que Wrightstown rendait suffisamment justice à Philemon Wright. Le sujet de mon texte étant les noms « récents » que sont Île de Hull et Vieux Hull, je me suis senti justifié de ne pas remonter à Columbia Falls Village et ses variantes.
    Merci pour votre commentaire qui complète mon billet.
    Henri

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