Photo 1. - Gneiss sombre près de la station du Lac-Beauchamp du Rapibus, Gatineau. Le rubanement de la roche est souligné par les injections étirées de granite clair. Les bande de roches, qui plongent vers le SE, se dirigent vers le NE. Visée vers le nord. Photo oct. 2023.
Comment des roches vieilles d'un milliard d'années influencent le tracé de pistes dans les bois.
Je me suis employé cet été et cet automne à dresser la carte géologique des terrains précambriens du Bouclier canadien (un milliard d'années) à l'ouest et au nord du lac Beauchamp, à Gatineau. L'ouverture de la station du Lac-Beauchamp du Rapibus au nord du lac permet aux autobus de déposer les usagers au milieu des collines, en plein cœur du réseau des pistes qui sillonnent les bois. Le paradis en pleine ville !
Collines au nord du Lac-Beauchamp, Gatineau, Qc.
- CE : carrière de feldspath Eureka (billet du 4 août 2017).
- E et rectangle brunâtre : escarpement face au NO.
- D et rectangle vert : ancien dépotoir de Templeton-Est dans une vallée.
- Discordance Protérozoïque-Paléozoïque (billet du 23 janvier 2011).
- F et ligne rouge vif : faille dans une colline.
- RB : Rapibus (la voie, qui n'apparaît pas sur la carte, longe la voie ferré, côté N) ; stations du Rapibus : SLB : station du Lac-Beauchamp ; SLo : station Lorrain.
- Lignes bleues : pistes officielles et informelles du parc du Lac-Beauchamp selon diverses sources.
- Silhouettes brunâtres : collines (60 m - 70 m) ; leurs lignes de niveau sont soulignées en rouge vif.
- Traits noirs : gneissosité et contact lithologique. Note. - Chaque trait représente une mesure qui n'est valable que pour un point précis et non pour toute sa longueur.
- Lignes pointillées noires : linéaments du socle selon la carte LiDAR ; les plus importantes sont soulignées en blanc.
- S et flèche rouge à deux têtes : slickensides ou stries sur un miroir de faille.
Carte (fond) : gouv. du Québec ; annotations : © Henri Lessard, 2023.
Je ne publierai pas mes « travaux », je suis trop conscient qu'une carte géologique dressée par un amateur (moi) comporterait inévitablement de gênantes erreurs. Une telle carte existe déjà, celle de Wilson, publiée en 1920*. Le lac Beauchamp n'occupe qu'un minuscule secteur du document qui est, disons, très insuffisant à cet endroit. Je crois avoir fait mieux, dans les limites de ce qui m'est possible. Ma carte restera quand même dans mes filières.
* Wilson, M. E., 1920, Geology of Buckingham, Hull and Labelle Counties, Quebec, Commission géologique du Canada, carte 1691
Les terrains au nord du lac sont constitués de quartzite, de gneiss à grenat, de marbre à silicates (photo 5) et de roches calco-silicatées variées, d'amphibolites diverses (photo 1), de granitoïdes massifs ou gneissiques, de pegmatites ubiquistes et d'un skarn à apatite-mica (photos 4A et 4B). L'hématite et le graphite abondent. Les formations ont une orientation générale NE et les plongements sont abrupts. De façon paradoxale, le quartzite, roche très résistantes, prédomine à l'est et à l'ouest, dans les terrains plats qui bordent les collines, et, à l'intérieur des collines elles-mêmes, dans les terrains marécageux. Les hauts et les bas du secteur n'obéissent donc pas à la répartition des roches selon leur dureté et leur résistance à l'érosion.
Mise à jour (1er mai 2024) - L'Association du vélo de montagne de l'Outaouais (AVMO) travaille à l'aménagement de nouvelles pistes dans le parc du Lac-Beauchamp et ses alentours. Ces nouvelles pistes ne répondent pas aux mêmes nécessités que les anciennes, adaptées à la texture du socle rocheux. L'état de la situation que je décris ici est altéré par la superposition du nouveau réseau sur le réseau primitif. (Photo avril 2024)
Photo 2. - Quartzite clair et gneiss grisâtre. Qui me donnera l'orientation de leur contact ? Photo août 2023.
En compilant mes observations, j'ai pu remarquer que le réseau apparemment anarchique ou très libre des pistes du parc du Lac-Beauchamp se conforme à la structure générale du socle rocheux. Les traits noirs sur ma carte représente la gneissosité. En gros, la gneissosité (de gneiss, roche métamorphique) se définit par l'orientation parallèle des minéraux et de l'alternance parallèle des bandes rocheuses. La gneissosité s'est imprimée aux roches en réponse aux pressions tectoniques (métamorphisme). (Voir les photos 2 et 3.)
Un coup d'oeil sur la carte permet de d'apprécier le degré de coïncidence entre l'orientation des pistes et la gneissosité. La coïncidence n'est évidemment pas parfaite, elle n'en est pas moins frappante. Le plus étonnant est que, sur le terrain, les sentiers traversent des sols dans la terre meuble où le roc n'affleure le plus souvent qu'ici et là. Rien n'indique au promeneur un lien entre le socle rocheux et la direction qu'emprunte la piste qu'il suit. Le réseau des pistes semble s'être établi de lui-même aux injonctions du socle rocheux. En tout cas, les pistes suivent la gneissosité dans ses détours successifs vers le nord et vers le NE.
(Ajout, 20240210. - Le roc affleure rarement le long des pistes à travers la terre meuble, même dans les montées, et les « boutons » rocheux qui surgissent ici et là étant contournés ou évité par les pistes, c'est donc sans contact direct avec le socle rocheux qu'elles ont été établies, semble-t-il, au petit bonheur selon les pérégrinations des promeneurs. La coïncidence entre les piste et la structure du socle rocheux est d'autnat plus étonnante.)
Certains secteurs se prêtaient mal à la mesure de la gneissosité. Dans la colline à l'ouest du lac, la pegmatite granitique massive (sans direction privilégiée) a remplacé les roches gneissiques orientées. Au sud et au sud-est du lac, le terrain est occupé par un couvert de roches sédimentaires du Cambrien et de l'Ordovicien (500 millions d'années), exclues de mon examen des roches précambriennes*. Évidemment, les terrains privés, les zones marécageuses ont échappé à mes investigations.
* Voir le billet du 23 janv. 2011, « Lac Beauchamp : un milliard d'années inscrites dans la roche ».
Photo 3. - Parfois, c'est un peu tortueux. Les restes d'une roche calco-silicatée envahie par un granite clair ressemblent à des vieilles guenilles. L'affleurement est riche en graphite. Photo oct. 2023.
La gneissosité enregistre les déformations souples des roches sous les pressions tectoniques. Des joints et des failles, résultats de déformations cassantes postérieures, parcourent aussi le secteur, sans lien avec la gneissosité. Leur influence semble plus localisée dans le tracé des pistes, même si les collines elles-mêmes, dans leur ensemble, sont contenues dans un cadre de linéaments NE entrecoupés de linéaments secondaires. La colline au NE du lac est entièrement contenue dans un polygone formé de linéaments NE, ENE et NO. L'ancien dépotoir de Templeton-Est (D et rectangle vert) est dans la vallée au pied d'un de ces linéaments NO.
Le linéament NE le plus septentrional, long de plus d'un km, coïncide avec le tracé de l'escarpement qui surplombe un étang étiré (E et ligne rouge pâle sur la carte). Cet escarpement, très apparent sur le terrain, n'apparaît pas dans le tracé des courbes de niveau. Les linéaments transversaux secondaires, plus petits, coïncident avec les vallées et bas terrains entre les collines. La principale vallée sépare la colline à l'ouest de lac de celles au NE. Elle communique avec celle du dépotoir. Enfin, une tranchée rocheuse prolonge un linéament NO qui traverse les bas terrains et une colline (en F sur la carte).
On peut supposer que l'affaissement des bandes de quartzite à l'est et à l'ouest des collines est le résultat de mouvements tectoniques anciens. On comprendrait ainsi pourquoi cette roche résistance forme les bas terrains alors que le marbre et ses dérivés, plus fragiles, domine dans les collines.
Photo 4A. - Stries ou slickensides dans un skarn à l'est de la station du Lac-Beauchamp du Rapibus. Mouvement senestre vers le SO (vers la gauche), faiblement penté. Photo juillet 2023.
Des stries ou des slickensides sur des miroirs de faille sont abondantes dans les roches précambriennes de tout le secteur*. Ce genre de structure discrète est créée par la friction et la recristallisation de la roche de part et d'autre d'une faille. Les stries s'empilent en gradins à mesure à mesure que les compartiments de roche coulissent l'un contre l'autre. Un seul jeu de slickensides a pu être mesuré. Il se trouve dans un skarn près de la voie du Rapibus (S et flèche rouge à deux têtes sur la carte). Les stries indiquent un mouvement senestre vers le SO faiblement penté du compartiment nord. Son orientation vers le NE est conforme à celle des grands linéaments en plus de coïncider avec la gneissosité du secteur immédiat. (Voir la carte et les photos 4A et 4B.)
*Je n'en ai jamais vues dans les roches du Paléozoïque au sud du lac, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en a pas.
Il y aurait donc eu une sorte de partage des tâches. La tectonique cassante (linéaments, stries) pour les grands traits de la topographie, la tectonique souple (gneissosité) pour la texture interne du socle, celle que suivent les promeneurs.
La prochaine fois que vous folâtrerez dans les bois, dites-vous que le tracé des sentiers que vous suivez vous fait peut-être obéir à contraintes géologiques invisibles.
Photo 5. - Marbre chargé d'inclusions plissées. Station du Lac-Beauchamp du Rapibus, tout près de l'amphibolite illustrée en début d'article. Photo juillet 2023.