jeudi 6 août 2020

Le canal oublié du lac Leamy

Il y a une suite à cet article : billet du 13 oct. 2020, « Brique écossaise du lac Leamy » : https://geo-outaouais.blogspot.com/2020/10/brique-ecossaise-du-lac-leamy.html 

Texte adapté de mon article du même titre paru dans Hier Encore, no 11, 2019 (p. 24-28).

Voir les billets précédents sur le même sujet :






Le lac Leamy : 1884-2018
1884
A : Old Canal (datant de 1848); B : New Canal (datant de 1865); C : Leamy’s Old Steam Mill; D : décharge du Lac Leamy dans l’Outaouais; E : entrée du cours d’eau intermittent qui s’écoulait dans le ruisseau de la Brasserie; RG : rivière Gatineau; pointillé dans la Gatineau : estacades.
Modifié du Plan of the government works at the mouth of the Gatineau River. Surveyed by W.J. Macdonald. P.L.S. Ottawa, Dec. 6th 1884. J.H. Roy (détail).
No MIKAN 4133993, Bibliothèque et Archives Canada.
2018, photo satellite (© Google).
I : île dans la Gatineau; LC : lac de la Carrière.


Un petit canal + un grand canal = un petit canal ?


ALLEZ FAIRE UN TOUR au lac Leamy, à Hull, en amont de l’embouchure de la Gatineau dans l’Outaouais. Sans compter sur vos doigts, combien de canaux voyez-vous déboucher dans le lac ? Les usagers du parc du Lac-Leamy, géré par la Commission de la capitale nationale (CCN), répondront qu’il n’y en a qu’un seul véritable, celui qui, au nord, assure la liaison avec la Gatineau dont une partie des eaux est ainsi distraite vers ce lac de 630 m de diamètre. Un pont l’enjambe et permet aux cyclistes et aux piétons de boucler le sentier récréatif qui fait le tour du lac. Long de 270 m, le canal est aujourd’hui la porte d’entrée du chenal de navigation du lac Leamy, créé en 1996 par la réunion du plan d’eau avec le bassin artificiel du lac de la Carrière, au sud. La chose est donc entendue, il n’y a qu’un seul canal historique au lac Leamy – en excluant le lien récent avec le lac de la Carrière. Il existe depuis si longtemps qu’il semble un élément naturel du paysage.

L’historien Lucien Brault (1948, p. 66) nous ramène à l’époque de sa création :


« Pendant plusieurs années, malgré le fort courant rencontré à l’embouchure de la Gatineau, les trains de bois se formèrent et s’organisèrent en face de notre village [Pointe-Gatineau]. Une estacade construite en travers de la rivière arrêtait les billes, qui étaient ensuite formées en radeaux et flottées jusqu’à leur destination canadienne. À plusieurs reprises l’estacade se brisa et causa d’énormes pertes. Pour remédier à cette difficulté les principaux marchands de bois demandèrent au gouvernement, en 1848(1), de creuser un canal entre la rivière Gatineau et le lac Leamy, soit sur une distance d’environ 500 pieds [150 m (sic)], pour y diriger les billes qui descendaient du haut de la Gatineau [mes italiques]. Les autorités se rendirent volontiers à cette requête. Là, dans une eau tranquille les convois pouvaient se préparer avec moins de risque. La décharge du lac dans la rivière Outaouais, ou le Pond Creek, fut également canalisée afin de permettre la descente des radeaux jusqu’à la rivière, où les trains de bois ou cages achevaient de se former. »

1. La pétition des marchands au gouvernement date en fait de 1847. Voir THÉRIAULT, 1994.

Dans un texte ultérieur, le même auteur (1950, p. 144) affirme qu’un certain Andrew Leamy, profitant des travaux entrepris par le gouvernement « dans les parages » – l’établissement d’une estacade et le « creusage du chenal » – je souligne –, a érigé vers 1854 une scierie ou un moulin à vapeur au bord du lac. En 1867, le moulin est détruit par l’explosion de sa chaudière. Couplé à une fabrique d’allumettes, le moulin connaît une reprise d’activités en 1873-1874 (Thériault, 1994, p. 35).

L’actuel canal au nord du lac serait donc celui creusé par le gouvernement en 1848, s’il faut en croire Brault. La Commission de toponymie du Québec, s’inspirant peut-être de cet historien, diffuse une semblable version des faits, en donnant toutefois au canal une longueur plus raisonnable, soit 300 m.


Andrew Leamy 1810 (Irlande) - 1868 (Hull, Québec). – D’abord employé de Philemon Wrigth, il épouse en 1833 la fille de Philemon fils, Erexina. En 1835, il achète la ferme Gatineau, premier établissement de Wright père dans la région. Nicholas Sparks et sa femme (Sarah Olmstead, veuve de Philemon fils) lui vendent en 1852 le Columbia Pond, futur lac Leamy, et les terres environnantes. Leamy œuvre avec le père Reboul à l’émancipation du système scolaire du comté de Hull. En 1866, il est élu premier président de la Commission scolaire indépendante du comté. Il meurt, victime, semble-t-il, de voleurs sur le chemin de son domicile, Leamy Road (rue Atawe). Il avait fait don à l’Église d’un terrain au sud du lac pour l’établissement d’un cimetière. C’est là, au cimetière Notre-Dame, qu’il repose. (Adapté de Thériault et de Wikipédia.)

SANS MON PENCHANT pour les cartes anciennes, je m’en serais sans doute tenu aux versions de Brault. Les cartographes, moins loquaces que les historiens, mais dont les travaux sont d’une compréhension plus immédiate, racontent en effet tout autre chose. (Voir les figures 1850 et 1884-2018 pour les références des deux cartes décrites ici.)

CARTE DE 1850 (les cartes et photos sont reproduites plus bas). – Cette carte qui recense les propriétés achetées par le gouvernement pour « des travaux » au lac Leamy est contemporaine des événements décrits par Brault. Le lac, nommé « Gatineau Pond », est réuni à la Gatineau par un canal qui contourne le plan d’eau par l’est pour le rejoindre au sud, près de l’entrée de sa décharge dans l’Outaouais. Il s’agirait, en toute logique, du canal creusé par les autorités en 1848. Si le canal actuel, au nord du lac, est absent de cette carte, vous chercheriez en vain le canal à l’est sur les relevés modernes.

CARTE 1884-2018. – Cette seconde carte, très détaillée, montre deux canaux : un Old Canal, à l’est du lac, et un New Canal, au nord. Un « Leamy’s Old Steam Mill » apparaît à l’embouchure du New Canal dans le lac, lequel a pris son nom définitif, Leamy.

Les pièces du puzzle se mettent en place. Le « Vieux-Canal », à l’est du lac, long de près de 700 m, serait celui creusé en 1848 par le gouvernement répondant à l’appel des entrepreneurs forestiers, tandis que le « Nouveau-Canal », au nord, le seul qui subsiste, aurait été creusé par Leamy vers 1854, sans doute pour alimenter son moulin en bois. Du moins est-ce une hypothèse raisonnable (d’ailleurs propagée par Wikipédia ).

Mais les historiens n’ont pas dit leur dernier mot ! En mai 1864, selon Thériault (1994, p. 33), l’accumulation de billots transportés par la Gatineau alors que le lac Leamy est encore gelé rompt l’estacade qui doit les diriger vers notre Vieux-Canal. Un second canal, long de 270 m, traversant un terrain de deux acres, don d’Andrew Leamy, est inauguré en 1865.

Il s’agit de notre Nouveau-Canal, vous l’avez compris. Sa fonction était tout simplement d’accélérer le dégel du lac par un courant venant de la Gatineau. Rien à voir avec le moulin de Leamy, pourtant à son embouchure (désolé, Wikipédia). Reste à savoir quand et comment le canal à l’est du lac (le Vieux-Canal) a disparu tant des mémoires que du paysage. Pour tenter de répondre à cette question, fidèle à mes habitudes, je me suis tourné vers les cartes et les photos aériennes.

En 1919, le ministère des Travaux publics cède la gestion de ses installations du lac Leamy à la Gatineau Boom Company. Celle-ci déménage activités et installations à l’embouchure de la Gatineau en 1927. Avec l’arrêt du tri et du transport du bois, le lac devient un lieu de villégiature, des habitations, des chalets sont construits. Le Vieux-Canal figure une dernière fois sur la carte topographique à un mille au pouce (1/63 360) en 1918. On peut interpréter comme un indice de sa désaffectation le fait que les éditions suivantes l’omettent. Une île, allongée dans la Gatineau, apparaît à quelques mètres de son entrée (carte topogr., 1923). Elle est souvent jointe à la rive sur les cartes plus récentes.

Le Vieux-Canal est coupé de la Gatineau entre 1935 et 1948 (cartes topogr.) par un remblai, au nord – emprunté aujourd’hui par le sentier récréatif. Ouvrage qui n’empêche pas l’eau de continuer à s’y infiltrer (photo 1954). Les cartes du Rapport Gréber (1950) le qualifient toujours de « Canal » et il est représenté sur les cartes de la CCN jusque dans les années 1960. En 1960 et 1968, il figure sur la carte topographique au 1/25 000, mais seulement sa moitié nord, sous l’apparence d’un mince ruisseau rejoignant la Gatineau.

Le terrain de stationnement du parc du Lac-Leamy, inauguré en 1961, coupe en effet le Vieux-Canal en deux tronçons. En 1970, le lac est isolé des eaux polluées de l’Outaouais et de la Gatineau par l’installation de digues à l’embouchure du Nouveau-Canal et à l’entrée de sa décharge. La qualité des eaux de la région s’étant améliorée, l’actuel pont piétonnier, élément du chenal de navigation inauguré en 1996, a remplacé la digue dans le Nouveau-Canal. En outre, le confinement des eaux du lac les menaçait d’eutrophisation.

LE VIEUX-CANAL entaille une terrasse de sédiments meubles qui s’incline du nord au sud, passant d’une altitude de 45 m à moins de 43 m. Dans les années 1970, le sillon du Vieux-Canal au nord du terrain de stationnement se dessinait encore nettement sur les cartes à petite échelle. Sur l’une d’elles (2), l’eau qui le remplissait atteignait le même niveau que celle du lac, soit 41,5 m – équilibre assuré par la nappe phréatique, en l’absence d’apports de la Gatineau ? Au sud, avec son lit à plus de 42 m, le canal apparaissait déjà remblayé. Par la suite, la situation s’est rapprochée de celle qui prévaut actuellement. Aujourd’hui, le Vieux-Canal est comblé au nord du stationnement, même si une tranchée atténuée subsiste (Levés LiDAR et photo Avril 2018a). Le lit est partout au-dessus du niveau du lac (sauf durant les crues). Au sud, un petit ponceau sous le sentier récréatif reste nécessaire pour drainer le ruisselet que le canal peut toujours entretenir.

(2) Deux cartes à petite échelle provenant de rapports de la Commission de la capitale nationale et de la Société canadienne d’hypothèque et de logement ont été utilisées pour rédiger ce paragraphe : Fournier Sector Projet, Hull, Quebec, 1975, et Secteur Fournier : étude pour un projet de démonstration résidentiel, 1976. Les cartes peuvent décrire une situation antérieure à leur publication.

Le remblayage, au nord, est composé d’éléments hétéroclites (débris en béton, troncs d’arbres sciés, pierres taillées, briques, blocs rocheux et même un fragment tordu d’une balustrade rouillée). Il est plus propre et plus homogène au sud. Un grand arbre sur le point de basculer dans la rivière par érosion de la rive, près de l’entrée du Vieux-Canal, enserre dans ses racines un amas de briques rouges (photo Avril 2018b). (Observations personnelles, février-mai 2018.)


« Sur la rive est du lac Leamy, près du canal nord, des débris carbonisés d’un bâtiment de la scierie ont été localisés sous une épaisse couche de remblais en 1999. Non loin de là, des portions de plancher du bâtiment des machines sont observables sur le pourtour d’un important amoncellement de débris du même édifice, auxquels se mêlent sans doute les débris d’autres bâtiments du complexe industriel du XIXe et des chalets du XXe rasés lors de l’aménagement du parc. » (Laliberté, 2000, p.136.)

À noter, les talus qui longent les bords du canal (et du bois) au nord. Déjà présents dans les années 1970, ils accentuent par leur relief la tranchée résiduelle. Au sud, leur absence rend l’empreinte du canal moins distincte. Le canal et les talus, plantés d’arbres d’âges variés (érable argenté, frêne rouge et orme blanc ), souvent matures, se fondent dans les bois qu’ils traversent (photo Avril 2018a).

LE LAC et ses environs reposent dans la plaine inondable de l’Outaouais et de son affluent, la Gatineau, là où des alluvions recouvrent l’argile de la mer de Champlain. Creuser les canaux dans ce tapis de sédiments non consolidés n’a pas dû constituer une entreprise trop ardue. Au sud, un plateau calcaire dont les strates ont été exploitées jusqu’en 1975 affleure ; la carrière de la Canada Cement est devenue le lac de la Carrière, intégré, on l’a vu, au chenal de navigation. En son centre, le lac Leamy atteint la profondeur respectable de 16 m.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, avant la percée des canaux, le lac Leamy ne recevait aucun apport de la Gatineau. Il communiquait avec la rivière des Outaouais via sa décharge. Durant les crues, il déversait son trop-plein dans le ruisseau de la Brasserie par un cours d’eau saisonnier, au sud (photo 1954). La partie aval de ce cours d’eau intermittent est aujourd’hui occupée par l’autoroute 50.

PASSÉ L'ÉPOQUE du flottage du bois au lac Leamy, le Nouveau-Canal de 1865, court (270 m) et rectiligne, facile à appréhender d’un seul coup d’œil, s’est-il révélé d’un usage et d’un entretien plus aisé que le Vieux-Canal, plus long (670 m) et à la trajectoire arquée ? Les remblayages, après la création du parc, semblent le fait d’une volonté délibérée de l’effacer du paysage.

L’existence même du Vieux-Canal est plus souvent qu’autrement passé sous silence dans les textes. On ne parle que du canal, celui qui, au nord, participe encore au paysage. Le Nouveau-Canal se trouve ainsi à assumer, sans personne pour relever les contradictions, le rôle des deux canaux.


Un petit canal + un grand canal = un petit canal ?


Je pourrais vous inviter à retrouver (sur les cartes) les ponts de bois qui, autrefois, traversaient les canaux près de la rive de la Gatineau. Ou, encore, vous proposer d’aller cueillir les débris des anciens chalets dans les remblais de la piste cyclable (Laliberté, 2000, p. 37). Certains pourraient s’intéresser à la ferme Gatineau, érigée en 1800 au nord du lac par Philemon Wrigth – premier établissement des Blancs dans la région. À moins que vous n’envisagiez de vous joindre aux archéologues qui ont mis au jour des preuves de la présence des Amérindiens remontant à 6000 ans. Le site est inépuisable, à chacun de choisir son angle d’attaque.

RÉFÉRENCES 


(Voir LESSARD (2019) pour les références complètes.)

  • BRAULT, Lucien. Hull 1800-1950. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1950, 262p. 
  • BRAULT, Lucien. Histoire de la Pointe-Gatineau : 1807-1947. Montréal, École industrielle des Sourds-Muets, 1948, 182p.
  • GAGNON, Gagnon. Inventaire des ressources naturelles des boisés de la région de Hull. CCN, Contrat S&M 79-140, 1980.
  • LALIBERTÉ, Marcel. Recherches archéologiques dans le parc du Lac-Leamy : 1993-1999. Écomusée de Hull, 2000, 163p.
  • LESSARD, Henri, « Le canal oublié du lac Leamy ». Hier Encore, no 11, 2019, p. 24-28.
  • THÉRIAULT, Benoit, Étude de potentiel archéologique du Parc du lac Leamy volet historique : recherche sur l’occupation euro-canadienne du Parc du lac Leamy à Hull 1800-1960. Musée Canadien des Civilisations, 92f., 1994.






1850. – Carte originale et tracé pour plus de lisibilité. Land to be purchased from Ruggles Wright, 1850... [sic] (Gatineau Pond) Leamy Lake area. No MIKAN 4126298, Bibliothèque et Archives Canada.
Sur le tracé, le texte en italique est repris de la carte originale, ainsi que la frontière des cantons de Hull et de Templeton (ligne tiretée). J’ai ajouté la direction du nord et j’ai complété en partie la ligne du rivage de la Gatineau (ligne pointillé) pour plus de lisibilité. Le Canal à l’est du lac, le seul qui existait à l’époque, est celui creusé en 1848 par le gouvernement. La décharge du lac dans l’Outaouais (Ottawa River) était aussi qualifiée de canal.
Tracé Henri Lessard, 2019.



1954 (même légende que la carte 1884 + ajouts). – A : Vieux-Canal; au nord, il est obstrué, là où passe un chemin; BF : boul. Fournier; CC : Canada Cement; CND : cimetière Notre-Dame, sur un terrain cédé par Andrew Leamy; E : cours d’eau intermittent vers le ruisseau de la Brasserie (RB); I : île en face de l’entrée du Vieux-Canal; PLA : pont Lady-Aberdeen; RG et RO : rivières Gatineau et des Outaouais.
Photothèque nationale de l’air, Ressources naturelles Canada, photo A13986:20, 14 mai 1954, 1/15 000 (détail).



Levés LiDAR (même légende que la carte 1884 + ajouts). – Le sillon du Vieux-Canal (A), coupé en deux par le stationnement du parc du Lac-Leamy (S), subsiste malgré les remblayages. Au nord, des talus parallèles le délimitent. LC : lac de la Carrière.
Levés LiDAR, Direction des inventaires forestiers du ministère des Forêts, de la Faune et des Parc, Québec, 2018.



Avril 2018a. – Coupe du Vieux-Canal, au nord (haut) et au sud (bas) du terrain de stationnement du parc du Lac-Leamy ; visée vers le nord chaque photo. La ligne horizontale blanche, à la hauteur des talus ou des rebords, permet d’appréhender le peu de profondeur qui subsiste du canal. Photos et montage Henri Lessard, avril 2018.



Avril 2018b. – Rive érodée de la Gatineau, près de l’entrée du Vieux-Canal : briques entrant dans la composition du terreau d’un arbre. Vestiges de l’époque d’avant le parc du Lac-Leamy. Photo Henri Lessard, avril 2018.

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