lundi 21 septembre 2020

Hors sujet : Les briques écossaises de la Gilmour


Il y a une suite à cet article : billet du 13 oct. 2020, « Brique écossaise du lac Leamy » :
https://geo-outaouais.blogspot.com/2020/10/brique-ecossaise-du-lac-leamy.html


Texte adapté de mon article : Henri Lessard, « Les briques écossaises de la compagnie Gilmour », Hier Encore, no 10, 2018 (p. 48-53). Voir le billet du 4 sept. 2016 qui l'a précédé et inspiré : « Hors sujet : briques écossaises à Gatineau ».)

Les photos sont de moi et ont été prises en octobre-novembre 2015 et en août-septembre 2016, sauf indication contraire pour la date.


Photo 1. La Maison du vélo (X sur la Carte 1),
ancien bâtiment administratif de la 
Gilmour & Hughson construit en 1892.


INTRODUCTION

Depuis quelque temps, je mène des recherches pour m’assurer de l’existence d'anciennes digues sur la rive droite du ruisseau de la Brasserie, au nord de l'Île-de-Hull. À défaut de poser le pied sur l’une de ces constructions[1], je suis malgré tout parvenu à mettre la main sur quelque chose de tout à fait palpable et même de carrément pondérable, vous en conviendrez : un surprenant lot de briques d'origine écossaise (Lessard, 2016).

[1]. - La rédaction de ce texte date de 2017. Depuis la parution de cet article en 2018, je suis parvenu à mettre pied sur cette digue ou jetée. Voir le billet du 19 nov. 2015, « Ruisseau de la Brasserie : recyclage d'anciennes structures » et suivre les liens.

L'extrémité NE de l'Île-de-Hull forme un promontoire à la pointe duquel le ruisseau de la Brasserie se jette dans l'Outaouais. Ce plateau régulier est aujourd'hui partie du parc Jacques-Cartier. La Maison du Vélo, petite construction en pierre calcaire locale, constitue le centre du secteur (Photo 1). Elle accueillait à l’origine les bureaux de la Gilmour & Hughson Company[2] qui, de 1873 à 1920, a exploité une scierie sur le terrain (carte 1).

[2]. - « Le bâtiment a été construit [en 1892] par Richard Lester, un maçon d’Ottawa, pour loger le siège social de l’entreprise forestière de la Gilmour Hughson Lumber Co. » « Lieux patrimoniaux du Canada », http://www.historicplaces.ca/fr/rep-reg/place-lieu.aspx?id=10859, consulté le 4 mars 2017.

CALEDONIA


La rive du ruisseau sous le promontoire est jonchée de débris de toutes sortes, ancres de béton, pièces de fer rouillé, briques sans nombre, intactes, brisées ou réduites à des éclats, pierres taillées en calcaire. On y trouve aussi les ruines d’un convoyeur (conveyor, ou jackladder) qui acheminait les billes de bois à la scierie, sur le plateau, des empilements de lattes laissées à pourrir sur place depuis presque 100 ans et servant de terreau à un boisé (cf. « Laths Piled 10’ High » sur la Carte 1 ; voir Lessard, 2015a).

Le promeneur curieux remarque que les briques, éparses ou en tas, portent en creux des inscriptions en lettres capitales : CALEDONIA, GLENG..., etc. (Encadré no 2).

J'ai d'abord cru qu'il s'agissait de noms de villes et de cantons de l'est de l'Ontario (cf. Caledonia, Glengarry, etc.). Quelques efforts de déchiffrement plus tard et, avec l'aide de Google, la vérité m'est apparue : il s'agissait plutôt de marques de briques... écossaises !


HURLL NWR : fabriquée en Écosse pour
la North Western Railway des... Indes !


ENCADRÉ 1. – LE SITE DE LA GILMOUR & HUGHSON DANS L’ÎLE-DE-HULL

Note. - Données à considérer avec prudence. Les sources ne donnent pas toujours les mêmes dates et il est parfois difficile de concilier entre-elles les différentes relations des faits. Les données suivies d'un [HB] proviennent de Hughson et Bond (1987) ; d'un [Dm], de Louise Dumoulin (2016) et d'un [Dv], de Davidson (1998).
J'ai aussi examiné des photos de la Photothèque nationale de l'air (PNA). J'ai uniformisé les noms des compagnies et des entreprises d'après la forme anglaise d'origine pour palier aux appellations disparates utilisées par les sources.


  • 1841. - Constitution de la Gilmour & Company [HB] par Allan et James Gilmour, nés en Écosse [Dm] ;
  • 1873. - Installation de la Gilmour & Company à la confluence du ruisseau de la Brasserie et de la rivière des Outaouais ; construction de la première scierie à vapeur [HB] ;
  • 1875. - Incendie de la première scierie à vapeur qui est reconstruite [HB] ;
  • 1884*. - La seconde scierie à vapeur est détruite par un incendie et n'est pas reconstruite [HB) ;
  • 1891. - Constitution de la Gilmour & Hughson [HB] ;
  • 1892. - Construction du bureau administratif (Maison du Vélo actuelle) et décision de rebâtir la scierie à vapeur qui est opérationnelle en 1894 [HB] ;
  • 1896. - Constitution de la Gilmour & Hughson Ltd. [HB] ;
  • 1900. – Le Grand Feu de Hull : la cour à bois de la Gilmour est réduite en cendres [Dm] ;
  • 1920. - La Gilmour and Hughson Ltd. passe aux mains de la Riordon & Co. de Montréal ; banqueroute de la Riordon [HB] ;
  • 1921. - La Gilmour and Hughson Ltd. passe à la Gatineau Co. Ltd., filiale de la Canadian International Paper Co. (CIP) [HB] ;
  • 1925. - Cessation des activités [Dm) ;
  • 1930. – Proposition de l’érection sur le terrain d'un monument en l’honneur des citoyens de Hull morts à la Grande Guerre [HB] ;
  • 1933. - La Commission du district fédéral achète le terrain ; démolition de la scierie. Le bureau administratif demeure de même que la cheminée de la scierie [Dv].
  • 1938. – La Commission du district fédéral accepte le projet de monument ; la Seconde Guerre mondiale ajourne sa réalisation. Le projet renaît en 1950, sans suite [HB] ;
  • 1951-1954. - Destruction de la cheminée. Une photo de la PNA d'avril 1951 atteste que la cheminée était encore debout ; une autre qu’elle n’existait plus en mai 1954 ;
  • Vers 1954. – L’édifice des bureaux accueille la bibliothèque municipale. Le bâtiment est ensuite occupé par un théâtre de poche, le Grenier, où se produit le Théâtre du Pont-Neuf ;
  • 1959. – La Commission du district fédéral devient la Commission de la capitale nationale ;
  • 1992. – L’édifice des bureaux est classé édifice fédéral du patrimoine reconnu (consulter note [2]) ;
  • 1995-aujourd’hui. – Maison du Vélo dans l’édifice des bureaux.
* Le texte indique 1874, ce qui est sans doute une erreur [HB, p. 47].



Restes d'un mur de pierre taillée au pied du talus
du ruisseau de la Brasserie ; des pierres taillées
éparses gisent au sol à côté. Une poutrelle de fer
non visible est demeurée prise dans l'assemblage. 
Photo 14 sept. 2020.


VENUES DE LOIN

L'Écosse a longtemps été une grande productrice de briques réfractaires. Elles étaient recherchées pour leur qualité et les commandes affluaient de partout au monde. À propos de la briquerie de Glenboig, par exemple, on dit ceci : « C'était la plus grande manufacture de briques réfractaires au monde à la fin du XIXe s. et les GLENBOIG ont été exportées dans presque tous les pays industrialisés (ma traduction)[3]. »

[3]. - « It was the largest fireclay company in the world at the end of the 19th century and GLENBOIG firebricks were being exported to nearly every industrial country in the world. » http://www.scottishbrickhistory.co.uk/glenboig-3/, consulté le 4 sept. 2016.

Le Château Frontenac par exemple se pare d'un « revêtement mural de brique de Glenboig orangée »[4].

[4]. - « Lieux patrimoniaux du Canada », http://www.historicplaces.ca/fr/rep-reg/place-lieu.aspx?id=1320, consulté le 4 mars 2017.


Photo 2. - Élément de l'arche (ma photo,
 interprétée en suivant Davidson, 1998).


J'ai consulté par courriel Mark Cranston qui tient le site Scotland's Brick Industry, consacré, comme son nom l'indique, à l'industrie de la brique en Écosse (Mark Cranston, voir Références).

La présence d'une si grande variété de marques de briques à un seul endroit lui est apparue très surprenante.


ENCADRÉ 2. – MARQUES DE BRIQUES IDENTIFIÉES SUR LE TERRAIN DE LA GIMOUR

Selon Mark Cranston, comm. personnelles, sept. 2016, et son site Internet, Scotland's Brick Industry (voir Références).

ASB... (ASBESTOS)
CALEDONIA
CUMBERNAULD
GARTCRAIG
GARTCRAIG SCOTLAND NO 1
GLENBOIG
HURLL GLASGOW
HURLL NWR
...GHEAD (BOGHEAD)
OB... (OBSIDIAN)
...STER (FOSTER ? (brique anglaise))
.../77CAR : ?
Brique avec un cartouche sans nom.


Selon Mark Cranston, les briques marquées HURLL NWR (photo no 2) auraient été fabriquées en Écosse pour la North Western Railway des... Indes[5] ! Que sont-elles venues faire à Hull, P.Q. ? Je doute qu'en partance de l’Écosse, elles aient transité par les Indes avant d'aboutir sur la propriété de la Gilmour, deux km en aval du Parlement d’Ottawa !

[5]. - Scotland's Brick Industry, http://www.scottishbrickhistory.co.uk/hurll-nwr/, consulté le 5 sept. 2016 ; suivre les liens dans la page.


HURLL GLASGOW


Au cours de nos échanges, nous nous sommes demandés, M. Cranston et moi, si la Gilmour ne se serait pas fournie en briques parmi des surplus de stocks. Ça expliquerait l'étonnante variété de marques concentrées en un seul endroit.

Davidson (1998) signale bien la présence de fire bricks le long du rivage, mais sans s’attarder à les décrire. Il ne touche mot, par exemple, des marques imprimées qu’elles portent. Selon lui, les pierres taillées en calcaire tout comme les briques proviennent de la scierie de la Gimour et de sa cheminée. Il mentionne aussi de larges fragments d’une arche de brique et de pierre. J’ai repéré l’un de ces fragments, entièrement fait de briques « normales » m’a-t-il semblé – c.-à-d. non marquées. La liste des objets retrouvés dans l’eau ou sur le rivage est évocatrice : câbles de fer, maillons de chaînes, bandes de fer rouillées, « blacksmith spikes » (crampons ?), clous et fragments de la scie d’une scierie.


GARTCRAIG


HYPOTHÈSES

L'étonnant, redisons-le, n'est pas la présence de briques réfractaires écossaises en Outaouais : l'Écosse en a exporté à travers le monde entier, on l’a vu. C'est plutôt la grande variété des marques qui surprend.

Les suppositions raisonnables ne sont pas légion :

• Hypothèse no 1. – Les briques proviendraient de la dernière scierie à vapeur construite par la Gilmour, construite en 1893 et démolie en 1933 (Encadré no 1). Quoi de plus approprié pour une machine à vapeur fixe que des briques réfractaires ? (Ce qui amène d’inévitables questions supplémentaires : que sont devenus les débris des deux premières scieries incendiées ? Et comment faire la distinction entre les briques des trois scieries, en supposant qu’il n’y a pas eu de réemploi ?) Mais j'imagine mal des entrepreneurs édifier leurs installations industrielles à partir de surplus de stocks de briques dépareillées. Autre fait dissonant, les briques semblent n'avoir jamais servi (nulle trace de mortier ou ciment, sauf sur les restes de l'arche. Cependant, Davidson (1998) présente cette idée non pas comme une hypothèse, mais comme un fait évident en lui-même. De plus, Mark Cranston (comm. pers., 5 sept. 2016) ne voit pas d’inconvénient à supposer un approvisionnement à partir de surplus de stocks. Ajoutons que les débris éparpillés sur la rive sont ceux qu’on s’attendrait à trouver dans les environs d’une scierie démolie.


CUMBERNAULD


• Hypothèse no 2. – Les briques ont pu entrer dans la composition de chargements de remplissage. Hypothèse recevable puisque les rives du ruisseau de la Brasserie ont effectivement été « remplies » à plusieurs endroits, notamment par du matériel provenant des plaines Le Breton, à Ottawa (Samson, 2012, p. 25). Selon Raymond Ouimet (comm. pers., 11 févr. 2017), on a même trouvé des... pierres tombales près du convoyeur ! Ça ne règle pas la question de l’aspect de bric et de broc qui se dégage de cette accumulation de briques disparates. Quelle compagnie les aurait conservées rien que pour les jeter ensuite ? Cette hypothèse, qui a eu ma faveur un moment, ne fait que pelleter le problème (expression appropriée !) plus loin.

Pour compliquer les choses, l'escarpement, tout près de la rive, est difficilement lisible. À l’origine, je le croyais taillé par l’érosion dans l’argile marine, mais la terre est semée de débris rocheux qui laissent soupçonner du remplissage ou des déversements. La végétation, très dense, empêche de discerner une quelconque séquence dans les déversements et autres interventions humaines. Je doute qu’il subsiste un seul mètre cube du plateau et des rives qui soit demeuré dans son état naturel tant on y a creusé, déboisé, reboisé, bâti et démoli pour enfin y éparpiller des débris de toutes provenances.


Briques en tas, surtout des CALEDONIA.


CONCLUSION
À la fin, je serais plutôt enclin à me ranger du côté de Cranston et de Davidson. Les briques proviendraient bien de la scierie à vapeur de la Gilmour. Notons en plus que les fondateurs de la Gilmour étaient nés en Écosse (Encadré no 1).

Ceci n’empêche pas de chercher au pied du promontoire des matériaux de remplissage provenant de sources diverses. Je pense aux pierres tombales, par exemple.

Cette dernière remarque est d’autant plus sensée que plusieurs années ont séparé la démolition de la scierie de celle de la cheminée (Encadré no 1). On peut supposer qu’aux moins deux vagues de débris se sont succédé sous le promontoire, sans compter la possibilité que les restes d’autres industries voisines aient été « dumpés » à cet endroit (la Woods Manufacturing, par exemple, industrie textile expropriée en 1960 par la CCN dont la manufacture était située au sud de la Gilmour (Dumoulin, s.d.).



Briques en vrac...


Cuites en Écosse, enterrées ou noyées en Outaouais, ces briques ont connu un drôle de destin. On ne finit jamais de (re)découvrir le passé. La région conserve dans ses archives informelles (c’est ainsi que je qualifie les remplissages) des éléments du passé industriel de l’Écosse et de l’Outaouais. Le local rejoint l’universel...


Il serait amusant de retourner certaines de ces briques en Écosse, pour meubler les archives de M. Cranston. Expédier des briques par la poste est prohibitif. Si un mécène veut financer leur voyage de retour… Il en coûterait environ 140 $ pour poster quatre briques par surface, en Écosse ; veuillez allouer 4 à 12 semaines pour la livraison.


Photo 3. - Vestige d'un certain
décorum : pierre calcaire taillée.


Après examen de photos de la Photothèque nationale de l'air (PNA) de Ressources naturelles Canada (RNCan), à Ottawa, l'histoire du site m'est apparue beaucoup plus riche et complexe que je l'imaginais. Plusieurs jours seraient nécessaires pour dépouiller et interpréter toutes les photos et dresser un portrait raisonnablement complet de l’évolution de cette partie du parc Jacques-Cartier. Par exemple, ce qui semble être quatre gros réservoirs, chacun pouvant contenir une maison, apparaissent sur des photos aériennes de 1933 et 1938. Une piste de course oblongue occupe le côté est du plateau en 1938. Dix ans plus tard, les réservoirs n'y sont plus, mais un matériel clair est déposé ou excavé dans leurs fondations tandis que le fantôme de la piste de course transparaît dans la pelouse. Des installations sont toujours présentes du côté ouest du plateau au moins jusqu’en 1956 et... On n’en finirait pas et c’est un autre sujet ! (Voir billet du 23 août 2017, « Les quatre réservoirs oubliés de l'ex-Gilmour à Hull », et suivre les liens.)

Merci à Louise Dumoulin qui a lu l’ébauche de ce texte et qui m’a communiqué de pertinentes remarques. (Les erreurs résiduelles sont de mon fait !)



.

CARTE 1. ─ Terrain de la Gilmour & Hughson Company (acheté dans les années 1920 par la Canadian International Paper Co.) en 1928. Au nord : ruisseau de la Brasserie (embouchure) ou Brewery Creek ; à l'est : l'Outaouais, ou Ottawa River ; le bâtiment carré marqué par un X est l’ancien bureau administratif, maintenant la Maison du Vélo (voir photo 1). Le Saw Mill (moulin à scie) est à l’extrémité NE du terrain. Remarquez les « Laths Piled 10' High » sur la rive du ruisseau : à ce propos, voir Géo-Outaouais (2015a).
Modifié de : Insurance plan of Hull, Quebec, 1928, Toronto ; Montreal : Underwriters' Survey Bureau Limited, 1 carte en 33 coupures : coul. ; 63 x 54 cm chac., échelle : 1:600, feuillet no 25 (3851615_025), Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), Centre d'archives de Québec de BAnQ, P600,S4,SS1,D3, Numéro catalogue Iris : 0003851615.
Lien : http://services.banq.qc.ca/sdx/cep/document.xsp?id=0003851615


RÉFÉRENCES




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